Il s'approche de Cambronne, le serre contre lui, répète :
- De clocher en clocher, jusqu'aux tours de Notre-Dame, sans tirer un seul coup de fusil.
Il suit des yeux Cambronne et les quelques grenadiers qui l'accompagnent. Il s'assied auprès du feu.
Tout va se jouer dans les quelques jours qui viennent. Il regarde, au-delà des oliviers, un groupe de paysans et de pêcheurs qui l'observent avec une sorte d'indifférence curieuse. Il a en mémoire les acclamations de la foule sur les quais de Portoferraio. Si, ici, les soldats et le peuple ne viennent pas à lui, il sera sans force, et il suffira d'un homme déterminé pour l'abattre. Et l'aigle tombera.
Il pose les coudes sur ses cuisses, prend son menton dans ses paumes. Son corps est lourd. Ses jambes sont douloureuses et il ressent dans le ventre une douleur lancinante qui parfois, comme un coup de poignard, le déchire, du nombril au sexe. Il sait qu'il n'est plus aussi leste qu'autrefois, qu'il a du mal à monter à cheval, à rester longtemps en selle. Il l'a éprouvé dans ses promenades et ses chasses à l'île d'Elbe. Et quelquefois, sans qu'il s'en rende compte, il s'enfonce dans un sommeil noir comme l'oubli.
Il a dépassé quarante-cinq ans.
Il se dresse. Allons, en avant. Il marchera en première ligne. Que risque-t-il ? De mourir ?
Est-ce un risque ?
Un vent froid balaie les premières heures de l'aube et l'on marche vers Grasse, qu'il veut éviter. Le but, c'est Grenoble, la ville où la Révolution est née.
Il appelle tout en marchant le chirurgien Émery, un médecin qui l'a rejoint à Elbe, un Grenoblois dévoué. Il faut qu'Émery aille avertir les patriotes de Grenoble de l'arrivée prochaine de l'Empereur. Si Grenoble ouvre ses portes, si la garnison se rallie, alors la partie sera gagnée. Et, jusque-là, marcher, marcher.
Il se retourne. La petite armée forme une longue colonne noire qui gravit les sentiers serpentant au-delà de Grasse, vers Saint-Vallier, dans la rocaille et les broussailles. Il a fallu abandonner les canons. Les chemins ne sont pas carrossables. Il s'arrête. Il respire difficilement. La pente est raide. Un mulet chargé d'un coffre rempli de pièces d'or, ce qui reste du trésor, vient de glisser, et il faut chercher les napoléons qui ont roulé du coffre fracassé. La neige commence à tomber. Le général Drouot lui donne un bâton. Allons, en avant. Il plante le bâton dans la couche de neige. Il a marché dans le sable de Palestine. Il a marché dans la neige de Russie et sous les pluies d'Allemagne. Il doit marcher dans les rocailles des Alpes.
Après plusieurs heures, il s'assied quelques instants au milieu d'une vaste restanque. La neige a cessé de tomber. Le soleil est réapparu. Deux vieux paysans s'approchent, lui donnent un bouquet de violettes.
Il est ému. Il enfonce les fleurs dans sa redingote. C'est le premier signe d'amitié qu'il reçoit. Et voilà déjà deux jours qu'il a pris pied en France. Mais ceux qui l'ont aperçu, reconnu se sont tenus à distance. Est-il possible qu'on craigne son retour, pis, peut-être, qu'on l'ait oublié ?
Il jette la carcasse du poulet dont il vient de déjeuner.
Le temps n'est pas aux questions. Chaque heure compte. Ou je l'emporte, ou je meurs.
Il arrive à Saint-Vallier. Il s'arrête sur la place principale, au bord d'un pré. Un homme s'approche, un verre à la main. Il offre à boire.
Qu'il boive d'abord lui-même ! Je ne veux pas mourir du poison mais d'un boulet ou d'une balle, comme un soldat.
Il se désaltère après que l'homme a bu.
En avant. Le sentier devient plus étroit, surplombant des à-pics. Il avait voulu, décidé, jadis, depuis les Tuileries, de faire ouvrir une route carrossable entre Grenoble, Digne et Nice. Il avait cru que l'on avait exécuté ses ordres. Voilà ce qu'il en est ! Un chemin muletier qui passe par Escragnolles, Séranon, et atteint Castellane. Quelques curieux sur la place de la petite ville, mais pas de cris enthousiastes, la stupeur du sous-préfet, qui a cependant été prévenu par Cambronne, toujours en avant-garde.
Ce pays se déroberait-il ? Il sent la fatigue envahir son corps. Il faut dormir quelques heures à Barrême, repartir à l'aube.
Le chemin s'est élargi, Napoléon chevauche, s'arrête pour observer au carrefour des vallées la ville de Digne, la plus importante des cités qu'il a traversées depuis Golfe-Juan.
Il entre dans la ville vers treize heures.
Pourquoi ce silence, cette retenue des habitants qui me regardent passer sans manifester ? qui me suivent jusqu'à l'auberge du Petit Paris sans pousser un cri ?
Quelques dizaines de personnes se pressent devant l'entrée de l'auberge. Il s'avance vers elles.
- Il faut délivrer Paris de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte, dit-il.
La foule a grossi. Il parle des émigrés, qui veulent reprendre des terres qui ont été données à ceux qui les travaillent. Quelques cris d'approbation s'élèvent, mais tout retombe bientôt dans le silence.
Pourquoi cette réserve envers moi ?
Mais il ne faut pas s'interroger, il faut avancer, dans ces plaines de la Durance que balaie un vent glacé chargé parfois d'averses de pluie mêlée de grêle.
La nuit arrive déjà. La fatigue l'écrase. C'est déjà le samedi 4 mars 1815. La nouvelle de son débarquement a dû parvenir à Paris, peut-être à Vienne. Si le peuple ne se lève pas pour le conduire jusqu'à Paris, alors la porte du destin claquera. Et il faudra mourir, si cela se peut.
Il passe la nuit au château de Malijai. Il ne peut pas dormir. Cambronne n'a pas envoyé d'estafette pour donner des nouvelles de sa marche. Peut-être a-t-il été pris, comme cette dizaine de grenadiers qui ont été retenus dans la forteresse d'Antibes, dans les heures qui ont suivi le débarquement. Peut-être dans quelques heures sera-ce la fin.
Il ne peut y croire. Il ne veut même pas envisager cela plus longtemps que dans une insomnie, inutile, épuisante. En route ! Il longe le cours de la Bléone et de la Durance qui roulent des flots boueux et tumultueux. Au loin apparaît la citadelle de Sisteron qui domine le défilé où se tasse, serrée contre les falaises blanches, la ville. Il avance en tête des grenadiers par une longue route droite bordée de platanes. Et il aperçoit une foule qui vient à sa rencontre. Il donne un léger coup d'éperon. Il ne doit pas attendre. Il doit aller au-devant de l'inconnu. Défier l'avenir. Brusquement, des bras qui se lèvent, un drapeau tricolore, et des voix qui lancent : « Vive l'Empereur ! »
Enfin ce cri, pour la première fois, après trop de jours, trop d'heures de silence.
Peut-être la porte du destin va-t-elle enfin s'ouvrir à deux battants ?
On l'entoure. Il prononce quelques mots. Mais il ne veut pas s'attarder. Il veut au contraire avancer plus vite, pour aller à la rencontre de cette population qui peut-être va s'enflammer, alors qu'au sud elle est restée inerte.
La nuit tombe, les grenadiers allument des torches pour éclairer la route qui descend vers Gap. Et tout à coup la ville apparaît, illuminée. Des points lumineux brillent sur les pentes des montagnes qui dominent la ville, d'autres progressent dans les campagnes qui l'entourent.
Il est vingt et une heures, et c'est la clameur, et la ferveur. Il voit les rues de Gap pleines d'une foule enthousiaste. On le presse. On crie : « Vive l'Empereur ! », « À la lanterne, les aristocrates ! », « Mort aux Bourbons ! »
Des paysans brandissent des fourches.
Enfin, enfin, ce peuple, cet accueil !
Il ne sent plus la fatigue. Il saute de cheval, entre à l'hôtel Marchand. Les gens veulent le toucher.
« Vous êtes notre Père », entend-il. On lui saisit les mains, on les embrasse. On l'interpelle de toutes parts. On dénonce les lois sur les biens nationaux, édictées par les Bourbons. Il écoute. Ce peuple bout. Napoléon n'imaginait pas cela il y a encore quelques heures. Rien n'est encore gagné, mais la partie est bien engagée.