Il voit des hommes et des femmes pleurer, des invalides brandir leurs béquilles, montrer leur Légion d'honneur.
Devant les Tuileries, c'est la marée. On se précipite, on le porte. Il est soulevé. Il passe de bras en bras jusqu'au palais puis monte, ainsi soutenu, l'escalier d'honneur. Il est enfin dans son appartement.
Hier, Louis XVIII était là.
Il entend les cris, les acclamations qui ne cessent pas.
C'est la plus belle de ses victoires, la plus grande, sans une tache de sang sur le drapeau.
Il a les larmes aux yeux.
Il se laisse tomber sur une chaise, épuisé.
Tout sera difficile, demain. Tout devrait s'arrêter ici.
27.
Il fait le tour de son cabinet de travail puis de ses appartements. Tout est encore en place, comme si personne n'avait occupé les lieux. Il n'y a que ce fauteuil trop large, celui d'un homme impotent, qui rappelle que Louis XVIII a vécu là.
À ma place.
Il donne un ordre. Les domestiques se précipitent, retirent le fauteuil.
Il parcourt à nouveau les pièces. On pourrait croire que rien ne s'est produit durant ces onze mois, qu'il revient d'une longue campagne et qu'il retrouve ses palais, ses courtisans et ses dignitaires inchangés.
Mais il est seul. Ni femme ni fils. Seulement ces hommes qui se pressent dans les salons, dont il entend le murmure. Ils ne quittent pas les Tuileries malgré l'heure avancée de la nuit. Ils veulent se montrer, prendre date, faire oublier ce qu'ils ont fait.
Il ouvre les portes. Il veut voir Cambacérès, Maret, Mollien, Molé, Davout, Caulaincourt. Le gouvernement doit être constitué dès cette nuit, pour que demain matin on puisse exécuter ses ordres, effacer la trace des Bourbons.
Il voit s'avancer Cambacérès. L'archichancelier tousse comme un vieillard. Il marche cassé en deux. Il bredouille. Il ne peut accepter un poste ministériel, dit-il. La maladie le ronge. À cinquante-deux ans, il se sent vieux. Caulaincourt et Molé se dérobent aussi. Ils sont prudents.
- Ils m'ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres, dit-il à Mollien qui accepte le ministère des Finances.
Mais ils ont peur.
- Ce sont des gens désintéressés qui m'ont amené à Paris, reprend-il. Les sous-officiers et les soldats ont tout fait, je dois tout au peuple et à l'armée.
Dans la nuit, des groupes stationnent encore devant le palais des Tuileries. Il aperçoit dans la lueur des torches des gens qui dansent joyeusement. Il se tourne vers Molé, qui continue de refuser d'entrer dans le gouvernement.
- Je vous trouve tout changé, dit-il. Il n'y a que moi, de nous tous, de bien portant.
Il montre la foule.
- Rien ne m'a plus étonné en revenant de France, continue-t-il, que cette haine des prêtres et de la noblesse que je retrouve, universelle et aussi violente qu'au commencement de la Révolution.
Il fait quelques pas, la tête penchée.
- Nous recommencerons la Révolution. On ne peut se figurer tout le mal que ces malheureux Bourbons ont fait sans s'en douter à la France.
Il soupire. C'est assez pour cette journée. Mais qu'ils acceptent ou refusent, peu importe, il les nommera au gouvernement. Cambacérès à la Justice, Maret à la Secrétairerie d'État, et Fouché à la Police, Caulaincourt aux Relations extérieures, Savary à la Gendarmerie, Davout à la Guerre, Carnot à l'Intérieur.
Il s'assoit sur le bord de son lit. Le bain coule. Marchand, son valet de chambre, s'affaire. L'ancien domestique Constant, qui paraissait si dévoué, n'est pas revenu. Il a disparu au moment de son abdication, en emportant, me dit-on, tout ce qu'il a pu. Et Bourrienne et Berthier sont sur les routes du Nord aux côtés du roi en fuite !
Voilà les hommes !
Que puis-je faire, sinon m'appuyer sur ceux qui m'entourent ? « Je ne veux pas être le roi d'une jacquerie. » Je ne veux pas du déchaînement de la Révolution. Je dois tout au peuple et à l'armée, mais je ne peux pas céder à leurs passions. Quel système construire avec eux ? Refaire le Comité de Salut Public, mettre sur ma tête la perruque poudrée de Robespierre ? et dresser la guillotine place du Carrousel ? Je m'y refuse. Et je ne peux, pourtant, gouverner comme avant. Je dois laisser la liberté fleurir. Je vais abolir la censure, instituer de nouvelles règles de gouvernement.
Avec quels hommes ? Ceux qui sont restés ! Fouché ? Oui, ce maître de la Police, cet homme en qui je ne peux avoir confiance mais qui connaît son affaire. Et tous les autres, qui m'ont servi, abandonné et souvent trahi, mais qui me sont indispensables.
Il laisse ainsi passer cette première nuit aux Tuileries. Et, mardi 21 mars au matin, à six heures, il est déjà au travail. Il lit, il classe, il écrit, il dicte. Il murmure. Il reçoit Davout. Il a confiance dans ce maréchal, duc d'Auerstaedt, prince d'Eckmühl. À Hambourg, Davout a défendu la ville, longtemps après que toutes les chances de s'en échapper avaient disparu. Il a fait tirer sur le drapeau blanc.
- Pauvre France, pauvre France, murmure Napoléon en compulsant les dépêches.
L'Europe va se dresser contre elle, continue-t-il. Je veux la paix. Mais qui prendra la main que je lui tends ?
- Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela préparer en trois mois une armée de trois cent mille hommes.
Il saisit Davout par le bras.
- Il ne s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir.
Tout se jouera une fois de plus sur un champ de bataille. Je suis contraint à ce choix. On ne m'en laisse pas d'autre.
Il entraîne Davout jusqu'à la croisée. Les troupes de la garnison de Paris et de la Garde nationale sont en train de s'aligner sur la place du Carrousel. D'autres prennent position place du Châtelet. Il doit les passer en revue à treize heures. Sa première grande parade depuis des mois. La preuve donnée à tous qu'il a repris sa place, et que quelques heures après son retour le pouvoir est entre ses mains.
- Le gouvernement est une navigation, dit-il à Davout. Il faut deux éléments pour naviguer, il en faut deux aussi pour diriger le vaisseau de l'État. On ne dirigera jamais les ballons, parce que flottant dans un seul élément on n'a aucun point d'appui. On n'a de même aucune possibilité de direction dans la démocratie pure, mais, en la combinant avec l'aristocratie, on oppose l'une à l'autre et on dirige le vaisseau par des passions contraires.
Il sort avec Davout. La foule l'acclame. Les drapeaux claquent dans le vent frais de mars. Il passe devant le front des troupes, s'arrête, face à deux bataillons de la Garde nationale.
- La gloire de ce que nous venons d'accomplir est toute au peuple et à vous, lance-t-il. La mienne, à moi, est de vous avoir connus et devinés.
Il écoute ces acclamations. Il regarde ces régiments, cette foule qui se presse derrière les rangées de soldats.
Là sont ceux qui lui sont fidèles, ceux qui sont prêts à mourir pour lui, parce qu'ils pensent qu'il défend leurs droits. Et ils ne se trompent pas. Il ne veut pas de l'ancienne France. Il va rendre exécutoires toutes les lois votées par les Assemblées révolutionnaires contre les Bourbons. Entre cette dynastie et lui, il n'y aura pas de quartier. N'ont-ils pas, dès le début, se rendant compte qu'on ne pouvait l'acheter, cherché à l'assassiner ? Et maintenant ils poussent l'Europe à la guerre, pour en finir avec lui.
Et ceux qui sont avec les Bourbons sont contre moi.
Il dresse une liste de treize traîtres. Les Talleyrand, les Marmont, les Bourrienne, les Montesquiou verront leurs biens confisqués et seront condamnés à l'exil. D'ailleurs, ils ont déjà passé la frontière du Nord, avec Louis XVIII !
Mais combien me sont restés totalement fidèles, combien ont résisté à l'attrait du pouvoir ?