Il reçoit Hortense, qui durant cette année d'exil ne lui a pas adressé une seule lettre, un seul signe, et dont on rapporte qu'elle a présenté ses hommages aux souverains ennemis. Maintenant elle se présente, en pleurs, avec ses deux enfants.
- Je n'aurais jamais pensé que vous eussiez renoncé à ma cause, dit-il.
Elle a, bien sûr, de bonnes excuses. Qui n'en a pas, même pour la plus vile des trahisons ? Elle a voulu demeurer aux côtés de sa mère. Joséphine de Beauharnais était malade, sa fille pouvait-elle la quitter ? Et avant de mourir, il le sait, Joséphine dansait avec le tsar et le roi de Prusse à Malmaison. Hortense poursuit. Elle a pensé à l'avenir de ses enfants.
- Vous ne deviez pas demeurer en France, coupe Napoléon. Un morceau de pain noir eût été préférable. Votre conduite a été celle d'une enfant. Quand on a partagé l'élévation d'une famille, on doit en partager le malheur.
Elle pleure, sanglote même. Pitié pour elle. Pour tous. Si je les condamnais, qui resterait autour de moi ? Marie Walewska !
Elle vient. Il échange quelques mots avec Marie. Mais il a perdu son élan. Il l'estime. Il veut la protéger, elle et son fils. Qui sait ce que sera le futur ? Il faut qu'elle soit à l'abri du besoin. Mais renouer ? Il ne le peut pas. Quelque chose est mort en lui. Non pas seulement l'amour pour Marie Walewska, mais l'espérance sans laquelle il n'y a pas de sentiments profonds, de mouvements vers l'autre.
D'ailleurs, il se sent souvent las. Il veut surmonter sa fatigue. Revues, parades, conseils, réceptions officielles, et même soirées aux Tuileries ou à l'Élysée, où il s'installe à partir du lundi 17 avril. Les Tuileries sont trop vastes pour l'homme seul qu'il est.
Il réussit à travailler comme autrefois, douze, quinze heures par jour. Et il dévore les nuits. Il veut tout voir, tout penser, tout organiser, tout impulser. Il le faut. Il est l'unique ressort.
Il dit aux uns et aux autres : « Les destins de la France sont là, occupez-vous-en jour et nuit. » Il faut faire rentrer de l'argent pour équiper l'armée : « J'ai cent mille hommes dont je ne puis tirer aucun parti faute de fonds pour les habiller et les équiper. »
Il visite les grands travaux entrepris dans les différents quartiers de Paris, parce qu'il doit se montrer, faire sentir que la confiance en l'avenir est aussi grande qu'autrefois.
Il se rend à l'École polytechnique, chez les orphelins de la Légion d'honneur, à Saint-Denis, aux Invalides, au Muséum, à l'atelier de David, à l'Opéra, au Théâtre-Français.
Il passe en revue trente mille hommes de la Garde nationale, des divisions de cavalerie et d'infanterie. Il assiste à la messe. Il dîne avec Hortense, avec Lucien, Joseph, Jérôme, sa mère, tous rentrés à Paris. Il a oublié les griefs qu'il a contre ses frères. Ce sont ses frères.
Il est infatigable.
Mais tout à coup sa tête devient lourde. Il sent que tout son corps s'affaisse, comme s'il voulait rentrer en lui-même. Il s'assoupit, puis se réveille en sursaut. Autour de lui, c'est le silence. On l'observe. Il se secoue, s'éloigne. Il a les jambes pesantes, son ventre le tire en avant. Il a mal dans tout le bas de son corps. Il va se reprendre, retrouver l'énergie, monter à cheval malgré les douleurs qu'il ressent. Mais l'énergie n'est pas l'élan. C'est comme s'il n'avait plus confiance, alors que le destin, pourtant, il essaie de s'en convaincre, vient de lui prouver qu'il continue de lui offrir sa chance.
Mais quelque chose n'existe plus.
Il reçoit l'une après l'autre ces femmes d'autrefois, Mme Duchâtel, Mlle Georges. Il est un instant distrait. Il s'efforce à sourire, mais l'ennui vient. Il se lève, retourne à son cabinet de travail. Il interroge ses secrétaires. Il n'y a pas de lettres de l'Impératrice.
Il a reçu Méneval, chassé de Vienne alors qu'il avait été chargé par Napoléon de rester auprès de Marie-Louise. Méneval a raconté en baissant la tête, en hésitant, mais il a suffi de quelques mots pour que Napoléon devine.
Marie-Louise a refusé de m'écrire, Marie-Louise a été séduite par le comte Neipperg. Marie-Louise a confié mon fils à l'empereur d'Autriche pour en faire un prince autrichien. Marie-Louise souhaite une séparation.
Mon fils perdu.
Il veut l'oublier, dissimuler sa perte.
Il dit aux sénateurs :
- J'ai mis du prix à entrer dans les murs de Paris à l'époque anniversaire du jour où, il y a quatre ans, tout le peuple de cette capitale me donna des témoignages si touchants de l'intérêt qu'il portait aux affections qui me sont le plus près de mon cœur.
Mais je sais que mon fils est perdu. Comment, dès lors, avoir l'espérance ? Ne reste plus que sa petite monnaie, l'énergie, la volonté, la détermination.
Je n'ai que cela.
Je ne veux plus penser à mon épouse, à mon fils. Je ne veux rien savoir. Ils sont prisonniers. Voilà tout.
Il dicte une note pour Caulaincourt :
« Il faut faire ressortir l'horreur que doit inspirer la conduite de l'Autriche. Méneval parlera de la douleur qu'a éprouvée l'Impératrice lorsqu'on l'arrache à l'Empereur. Elle a été trente jours sans dormir lors de l'embarquement de Sa Majesté. Il appuiera sur ce que l'Impératrice est réellement prisonnière, puisqu'on ne lui a pas permis d'écrire à l'Empereur. »
Voilà la vérité officielle. Je ne veux pas en entendre d'autre. Je ne peux pas.
Il regarde le portrait de son fils, et tout à coup les larmes malgré lui inondent son visage.
Carnot entre à cet instant. Il faut se détourner pour cacher au ministre de l'Intérieur cette émotion, ma douleur.
Il commence à marcher d'un pas lent, pesant.
- L'ouvrage de quinze ans est détruit, dit-il. Il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d'hommes à sacrifier. D'ailleurs, je désire la paix et je ne l'obtiendrai qu'à force de victoires.
Il s'approche de Carnot.
- Je ne veux pas vous donner de fausses espérances : je laisse dire qu'il y a des négociations, il n'y en a point. Je prévois une lutte difficile, une longue guerre. Pour la soutenir, il faut que la nation m'appuie. Mais, en récompense, elle exigera la liberté. Elle en aura.
Carnot est un vieux révolutionnaire. Voilà des mots qu'il aime entendre.
- La situation est neuve, reprend Napoléon. Je ne demande pas mieux que d'être éclairé.
Il baisse la tête.
- Je vieillis. L'on n'est plus à quarante-cinq ans ce qu'on était à trente ! Le repos d'un roi constitutionnel peut me convenir.
Il soupire.
- Il conviendra plus sûrement encore à mon fils.
Mon fils perdu.
Il tourne la tête. Il craint de pleurer encore.
Il ne doit pas se laisser aller.
Il s'adresse aux gardes nationaux et aux fédérés rassemblés aux Tuileries. Ils sont plusieurs milliers. Il passe devant eux lentement. Il sent vibrer leur enthousiasme. A-t-il jamais eu des troupes aussi déterminées ? Il écoute l'orateur des fédérés qui, en avant des premières lignes, prononce son discours. L'homme, petit, a la voix étranglée par l'émotion :
- Nous vous avons accueilli avec enthousiasme, dit-il, parce que vous êtes l'homme de la nation, le défenseur de la patrie et que vous conserverez les droits du peuple.
Il réclame des armes pour la population des faubourgs, décidée à courir aux frontières, « sus aux aristocrates ».
Ce serait un chemin, laisser se déchaîner l'orage révolutionnaire, l'encourager, se laisser porter par lui.
- Des revers ont retrempé le caractère du peuple français, répond seulement Napoléon. Il a repris cette jeunesse qui, il y a vingt ans, étonnait l'Europe.