Mais il ne peut, il ne veut pas aller au-delà.
Il a besoin des gardes nationaux, des fédérés, des soldats et des sous-officiers, mais aussi de Fouché, de Molé et même de Soult qui, hier ministre de la Guerre de Louis XVIII, fait allégeance et auquel il donne le poste de major général de l'armée.
Je reçois Benjamin Constant, cet écrivain qui se dit libéral, qui, le 19 mars, la veille de mon retour aux Tuileries, me comparait encore dans ses articles à Gengis Khan, à Attila, à Néron, à un Ogre !
C'est lui que je charge de rédiger « l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire » qui prévoit une Chambre des représentants et une Chambre des pairs nommés par l'Empereur et héréditaires.
Ce sont ces gens-là, Benjamin Constant, Molé et Fouché, qui font l'opinion des notables. Sans eux, que puis-je ?
Il dit : « Toute souveraineté réside dans le peuple. » Et ausitôt Molé proteste contre cette maxime « digne de 93 ». Et on agite l'épouvantail de Robespierre, on montre l'ombre de la guillotine.
Il doit rassurer ces gens-là :
- Il faut bien se servir des jacobins dans ce moment pour combattre le danger le plus pressant, explique Napoléon à Molé, mais soyez tranquille, je suis là pour les arrêter. Ils ne me feront pas aller plus loin que je ne voudrais.
D'ailleurs, qui décidera de l'avenir ? Eux, les Benjamin Constant, les Molé, les Fouché, qui veulent des élections, réunir les chambres le 1er juin ? Ou bien moi, sur le champ de bataille, dans cette guerre inéluctable qu'on m'impose ?
Si je suis vainqueur, toutes leurs intrigues, tous leurs calculs seront balayés et je ferai ce qu'il me plaira. Si je suis vaincu, ils seront tous d'accord pour m'ensevelir, dans n'importe quelles conditions et quelles que soient les modifications que j'aurai acceptées aux Constitutions de l'Empire. Alors, autant céder. Que les élections aient lieu. On réunira les élus le 1er juin.
Il dit :
- J'ai renoncé aux idées du grand Empire dont, depuis quinze ans, je n'avais encore que posé les bases. J'avais alors pour but d'organiser un grand système fédératif européen, que j'avais adopté comme conforme à l'esprit du siècle et favorable au progrès de notre civilisation. Mon but n'est plus désormais que d'accroître la prospérité de la France par l'affermissement de la liberté publique.
Qu'on vote donc ! Que Fouché intrigue pour faire élire des hommes qu'il pourra manœuvrer. Si je reviens vainqueur de la guerre annoncée, tout cela ne pèsera rien, et si je suis vaincu... quelle importance que ces votes ? Où serai-je ? Mort, c'est mon espoir. Mais je sais que la mort peut se dérober.
Je la sens pourtant, cette mort présente et absente.
Elle est là, dans ce jardin de la Malmaison où il se promène en compagnie d'Hortense.
Il ne peut regarder ces arbres sans se souvenir des fêtes passées ici, de la gaieté de ces soirées d'avant.
Il n'en reste plus que les ombres. Joséphine est morte. Pauline, qui régnait sur les divertissements et les bals, Pauline si insouciante et si belle avec insolence, est prisonnière des Autrichiens à Viareggio. Elisa est à Brünn, en Moravie, internée elle aussi, comme Caroline, gardée avec ses enfants par les Autrichiens encore mais à Trieste. Toutes mes sœurs qui brillaient ici à la Malmaison au temps de la gloire et des succès ! Et Murat, cette bête de Murat, qui plastronnait au bras de Caroline, et qui aujourd'hui, après avoir attaqué les Autrichiens pour tenter de s'emparer de l'Italie et garder son royaume de Naples, a été défait et a débarqué près de Cannes, fugitif et vaincu. Il m'offre ses services.
Tels sont les hommes.
Napoléon quitte la Malmaison. Il somnole dans la berline qui le reconduit à l'Élysée. Il est épuisé.
Ce n'est que l'un de ces moments où la fatigue l'emporte. Il prend un bain. Il a un accès d'angoisse en voyant dans le miroir ce que son corps est devenu. Le ventre est si proéminent que les bords de sa chemise s'échappent du pantalon. Et qu'il a du mal à boutonner son gilet. Il passe sa main sur son crâne, ramène quelques mèches vers le front. Il est vraiment, maintenant, « le petit tondu », comme disent ses soldats.
Il appelle Marchand. Son valet l'aide à s'habiller. Puis, de retour dans son cabinet de travail, il examine les rapports des espions, qui surveillent Fouché, pourtant ministre de la Police !
Mais comment avoir confiance en Fouché ? Cet homme sait étouffer la rébellion royaliste qui est née dans l'Ouest, attisée par Wellington. Mais il est aussi capable de penser à ma défaite pour organiser après ma chute le régime qui lui conviendra. Voilà pourquoi il a pesé sur les élections à la Chambre des députés qui se déroulent en cette fin mai 1815. Voilà pourquoi ses émissaires prennent contact avec Metternich.
Il convoque Fouché.
Il a déjà tant de fois menacé le duc d'Otrante ! Tant de fois il a été irrité et fasciné par son impassibilité, ses paupières lourdes, dissimulant le regard, son teint aussi blafard que celui de Talleyrand.
- Vous êtes un traître, Fouché, lui dit-il sur un ton méprisant. Je devrais vous faire fusiller.
Fouché ne bouge pas, murmure, les lèvres à peine entrouvertes :
- Sire, je ne suis pas de l'avis de Votre Majesté.
Au diable Fouché !
Napoléon a un mouvement de colère de tout le corps. Il lance :
- On me pousse dans une voie qui n'est pas la mienne. On m'affaiblit. On m'enchaîne. La France me cherche et ne me trouve plus. Elle se demande ce qu'est devenu le vieux bras de l'Empereur.
Il crie :
- La première justice, c'est le salut public !
Puis, d'un geste las, il fait signe à Fouché de sortir.
Il ne veut pas de potence, pas de guillotine. Les armes décideront.
Ce dimanche 28 mai 1815, il sort d'un pas rapide, puis il monte à cheval. Il aperçoit les baïonnettes des soldats alignés sur la place du Carrousel.
Il va les passer en revue. C'est d'eux et de moi que tout dépend.
28.
Il jette un coup d'œil sur les chiffres des résultats du vote. L'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire a été adopté par 1 532 000 oui contre 4 802 non. Il repousse la feuille. Plus de trois millions de personnes n'ont pas voté. Il hausse les épaules.
Les pleutres et les indécis ne font l'Histoire que lorsque les héros ne la conduisent plus. Si je suis vaincu ou si je meurs, ce sont les médiocres qui gouverneront la France.
Il prend une seconde feuille. Là sont inscrits les noms des élus qui composeront la Chambre des représentants. Il la parcourt rapidement.
Il n'y a qu'une poignée de jacobins, peut-être quarante, quatre-vingts députés qui me sont fidèles, et le reste, la foule majoritaire de ceux qui me craignent, qui ne pensent qu'à leurs biens et qu'on appelle les libéraux.
Il a encore besoin d'eux. Mais il froisse la feuille. Cette chambre ne sera pas plus facile à conquérir que celle qu'il a affrontée le 18 Brumaire à Saint-Cloud.
Ils me poignarderont s'ils me savent faible. Ils me subiront si je suis fort. Et ils bavarderont en toute circonstance, incapables de prendre une décision.
Maintenant, il faut qu'il désigne les cent soixante-dix-sept pairs héréditaires. Il écrit les noms des généraux qui lui sont fidèles, Drouot, Bertrand, Cambronne, Exelmans, La Bédoyère, puis il écrit le nom de Sieyès. La taupe de la Révolution, l'allié rival du temps de Brumaire est toujours là. Puis il ajoute le nom de ses frères revenus à Paris. Joseph, Lucien, Jérôme.