- Junot n'en veut plus, dit-il. Il me fait perdre la campagne.
Il faudrait sévir, dégrader, renvoyer, humilier.
Mais c'est Junot, mon premier aide de camp, quand je battais le pavé de Paris, avec un uniforme délavé et troué.
Comme Junot, il le sait, tant de généraux sont las de se battre, même s'ils sont braves, s'ils chargent encore avec héroïsme.
Mais puis-je faire la paix ? Qui la veut ?
Il veut rencontrer le comte Orloff, un officier des Gardes impériales venu en parlementaire pour obtenir des renseignements sur des officiers russes prisonniers.
- La guerre est seulement politique, dit-il. Je n'en veux pas à l'empereur Alexandre. Je veux la paix.
Mais qui peut rêver d'une paix conclue sans défaite ?
Le dimanche 23 août, alors que, comme il vient de l'écrire à Marie-Louise, la chaleur est épouvantable, il se promène à pied sur la place devant la maison du gouverneur. Il ne peut se permettre de reculer. La guerre, il l'a dit à Oudinot, est une affaire d'opinion. S'il ne remporte pas de victoire, s'il n'entre pas dans Moscou, ce sera une défaite.
Il convoque ses maréchaux.
Il les reçoit le lundi 24 août. Oseront-ils parler ? Murat affirme que l'armée russe peut être rejointe et battue. Les autres se taisent. Mais il connaît le sens de leur silence. Ils veulent remettre la suite des opérations à 1813.
Comme si l'on pouvait attendre ! Il a envisagé lui-même cette hypothèse. Il a hésité. Maintenant, il a choisi.
- Avant un mois, dit-il, nous serons à Moscou.
Il les fixe, l'un après l'autre. Ils baissent les yeux. Il faut qu'ils approuvent.
- Dans six semaines, reprend-il, nous aurons la paix.
Puis, les invitant à regagner leurs unités, il dit - mais comprendront-ils ? :
- Le péril même nous pousse vers Moscou. J'ai épuisé les objections des sages.
Il quitte Smolensk le mardi 25 août à une heure du matin. Il chevauche une partie de la nuit et presque tout le jour. Les villages sont vides. Il ne voit pas une charrette, pas un paysan. Les maisons de Durogobouje, une petite ville sur le Dniepr, brûlent. Est-ce le feu des bivouacs des soldats, ou les Russes, qui ont allumé l'incendie ?
Il s'emporte contre l'indiscipline, le chaos qu'il constate sur les routes. Les voitures des officiers, chargées de bagages, passent parfois avant l'artillerie.
- Je ferai brûler la mienne si elle n'est pas à son rang, dit-il.
Il chemine à cheval, fait arrêter par les chasseurs de sa Garde des voitures qui roulent hors de la colonne. Il ordonne qu'on y mette le feu. Un officier tente de plaider. Elle appartient à M. de Narbonne, dit-il, l'aide de camp de l'Empereur, qui va y perdre tout ce qu'il possède et qui sera peut-être blessé demain.
- Il m'en coûterait bien plus si je n'avais pas d'artillerie demain, répond Napoléon.
Il passe à Slavkovo, à Rouibkoï, à Wiazma, où les escadrons de Murat ont refoulé les Russes, mais peut-être s'agit-il des avant-gardes de l'armée, peut-être approche-t-on de la bataille ?
« Je suis ici, écrit-il à Marie-Louise, dans une assez belle ville. Il y a trente églises, quinze mille habitants et beaucoup de magasins d'eau-de-vie, et d'autres objets utiles à l'armée. Il a plu un peu, ce qui a abattu la poussière et rafraîchi le temps. Ma santé est fort bonne ; mes affaires vont bien. Adieu, mon amie. Tout à toi.
« Ton fidèle époux
« Nap. »
« J'ai appris que le petit roi avait repris toute sa gaieté, embrasse-le pour moi deux fois. »
Il marche dans Wiazma. Il a donné l'ordre aux tirailleurs de la Garde d'entrer les premiers dans la ville afin de connaître l'origine des incendies qui transforment cités et villages en décombres morts. Ils ont vu des cosaques allumer des foyers. Les quelques habitants demeurés sur place confirment que l'arrière-garde de l'armée russe a préparé l'incendie.
- Qu'est-ce que ces gens qui brûlent leurs maisons pour nous empêcher d'y coucher une nuit ! s'exclame-t-il.
Mais l'inquiétude le saisit.
Que devient cette guerre ? Que veut Alexandre, cet empereur que j'appelle mon frère ? Smolensk, sa ville sainte, est brûlée ; son pays est dans un bel état. Il aurait mieux fait de s'arranger. Il a préféré se livrer encore aux Anglais. Lui rebâtiront-ils ces villes brûlées ?
On continue d'avancer. La ville de Ghjat est en flammes, mais quelques maisons ont échappé à l'incendie. Napoléon parcourt les environs, puis, à la nuit, il s'installe en ville. On interroge un cosaque qui a été fait prisonnier. L'Empereur le fait avancer, lui donne quelques pièces d'or puis le questionne. Le cosaque annonce que le général Koutousov a pris la tête de l'armée en remplacement de Barclay de Tolly. La noblesse, explique le cosaque, a forcé l'empereur Alexandre à cette nomination dont l'armée russe se réjouit.
Napoléon se lève, sourit. Enfin ! dit-il.
- Le nouveau général ne peut continuer ce système de retraite que l'opinion nationale réprouve. Il a été appelé à la tête de l'armée à condition de combattre. Le système de guerre suivi jusqu'à ce jour doit donc changer.
Napoléon hausse la voix, prise plusieurs fois.
- Koutousov livrera bataille, reprend-il, pour plaire à la noblesse, et dans quinze jours Alexandre n'aura plus ni capitale ni armée. Il pourra alors faire la paix sans encourir les reproches et la censure des grands seigneurs, dont Koutousov est le choix.
Il est déterminé mais nerveux. Il n'a pas l'allégresse qui l'a toujours porté à la veille des batailles. L'angoisse le saisit même parfois. Et Berthier qui vient le supplier de ne plus avancer vers Moscou, de se replier sur Smolensk ou Vitebsk ! Il ne veut plus voir Berthier. Il ne veut plus que le maréchal partage son déjeuner avec lui.
Il faut aller de l'avant au contraire, battre Koutousov, briser l'armée russe.
Le samedi 5 septembre 1812, il fait dresser sa tente loin du village de Borodino, où les cavaliers de Murat viennent de repousser les avant-gardes russes. L'armée de Koutousov est là, de l'autre côté de la rivière Kolocza qui coule, encaissée entre deux plateaux, et se jette au loin dans la Moskova qu'il aperçoit.
Dans la nuit, alors que le froid est vif et qu'il pleut, il monte à cheval, parcourt les avant-postes, et, toute la journée du dimanche 6, il chevauche ainsi, établissant son plan. Eugène sera à sa gauche, attaquant Borodino et la Grande Redoute qui se trouve de l'autre côté de la rivière Kolocza. Ney et Davout seront au centre et se lanceront à l'assaut de la butte des Trois-Flèches. Les Polonais de Poniatowski déborderont sur la droite.
Et je serai avec la Garde, prêt à intervenir.
À dix-huit heures, ce dimanche 6 septembre 1812, il réunit ses maréchaux. Il écoute leurs rapports. Les assauts seront difficiles, disent-ils, les Russes ont fortifié leurs redoutes. Ils se battent bien. Davout insiste pour qu'à l'attaque frontale on préfère le débordement par l'aile droite, en renforçant Poniatowski.
Personne ne partage l'opinion de Davout.
Napoléon se lève. Il se rallie à la majorité, dit-il. Le plan qu'il a exposé est donc arrêté.
Il a la tête lourde, les jambes enflées. Il fait venir le docteur Mestivier qui, après avoir séjourné longuement à Moscou, est rentré à Paris et accompagne l'armée.
- Eh bien, docteur, dit Napoléon, vous le voyez, je me fais vieux, mes jambes enflent, j'urine à peine, c'est sans doute l'humidité de ces bivouacs, car je ne vis que par la peau.
Il tousse. Le pouls est fébrile. L'urine ne coule que goutte à goutte et il a mal.
Mais il écarte Mestivier. Il verra après la bataille.
Il se dirige vers le fond de sa tente, et tout à coup il aperçoit un portrait du roi de Rome peint par Gérard, que M. de Beausset, un aide de camp de Marmont, vient d'apporter de Paris.