L'église de Ligny a changé plusieurs fois de main. Victoire. Mais Blücher recule en bon ordre.
Que fait Ney ? Pourquoi Drouet et tout son corps de troupe de plus de six mille hommes vont-ils d'un point à un autre sans combattre, de Ney à moi, de moi à Ney ? Que sont ces ordres mal transmis, inexécutés ?
Il interpelle Ney.
- Pourquoi tant d'incertitudes, tant de lenteurs ? Vous venez de perdre trois heures ! lui lance-t-il.
Les Anglais sont maintenant retranchés et tiennent les Quatre-Bras, alors que Ney aurait pu les bousculer il y a quelques heures.
Il faut attaquer, briser cette résistance. Il dit à Grouchy :
- Pendant que je vais marcher aux Anglais, vous allez vous mettre à la poursuite des Prussiens.
Il avance sous la pluie. Les boulets commencent à tomber. Une batterie ennemie a dû le repérer, le prendre pour cible. Mais il ne galope pas. Il progresse à son pas. Ces explosions proches, ces jets de pierres et d'éclats repoussent la douleur qui le ronge et qui, dès que le bombardement cesse, qu'il met pied à terre, revient, sourde, lancinante, percée de brefs éclats aigus.
Tout à coup, c'est l'orage. Une pluie diluvienne qui noie l'horizon. Il sent l'eau qui traverse sa redingote, entre dans ses bottes, glisse le long de sa peau.
Un aide de camp rapporte que les Anglais abandonnent les Quatre-Bras en se battant pied à pied. En avant ! Il galope à la tête des escadrons de la Garde. Il oublie son corps. L'averse fouette, les balles et les boulets des compagnies anglaises qui se replient sifflent.
Il donne un coup de reins, il enfonce les éperons. Il n'est plus qu'une volonté : atteindre sur les hauteurs cette construction qu'il a repérée sur les cartes, le cabaret de la Belle Alliance.
Il s'y arrête, fait quelques pas le long de la route de Bruxelles. En face, de l'autre côté d'une vallée mamelonnée, pleine de bouquets d'arbres et de haies, s'élèvent les pentes du plateau Saint-Jean. Il voit malgré la pluie qui continue de tomber les troupes anglaises qui s'y fortifient. Il ne les a pas détruites. Il ne s'est pas vraiment enfoncé comme un coin entre Wellington et Blücher. Il faut que Grouchy repousse les Prussiens. Et lui, demain, brisera les Anglais.
On tire encore. Il s'éloigne lentement. Indifférent. Mourir ici ? Pourquoi pas ? Il repart, remontant les flots des troupes qui marchent sur le plateau Saint-Jean. Il dévisage ces soldats harassés, boueux, qui lèvent encore leurs fusils « Vive l'Empereur ! » crient-ils.
Il détourne la tête. Il grelotte.
Il fait allumer un grand feu dans la ferme du Caillou, afin de se sécher. Mais alors, tout son corps lui fait mal. Il ressort à pied. Être à cheval est trop douloureux. Il marche lentement dans la boue jusqu'aux avant-postes.
La fatigue. La douleur. La détermination.
Il rentre à la ferme du Caillou. Mais comment dormir dans cette nuit d'attente ?
Il ressort. La pluie a cessé. Les feux de bivouac des Anglais forment une ligne brillante tout au long du rebord du plateau Saint-Jean.
Demain...
Il retrouve la ferme du Caillou à une heure du matin, ce dimanche 18 juin 1815.
Il dicte d'une voix ferme :
« Messieurs les commandants de corps d'armée rallieront leurs troupes, feront mettre les armes en état et permettront que les soldats fassent la soupe afin qu'à neuf heures précises chaque corps d'armée soit prêt et puisse être en bataille avec son artillerie et ses ambulances.
« L'Empereur ordonne que l'armée soit prête à attaquer à neuf heures du matin. »
30.
Il s'est assis sur le lit de camp qu'on a dressé dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la ferme du Caillou. Il ne pense même pas à s'allonger. Il ne pourra pas dormir, il le sait. Il se lève, va jusqu'à l'étroite fenêtre, puis traverse les pièces du rez-de-chaussée remplies d'officiers qui somnolent sur des bottes de paille.
Par la porte ouverte, il entend la pluie qui continue de tomber. Il sent l'odeur de la boue, de cette terre détrempée. Il va jusqu'au seuil. Au loin, on entend les tambours battre la diane. Des feux de bivouac brûlent en vacillant sous l'averse. Il ne fait pas froid, mais il grelotte. Il voit des soldats qui passent, vêtements trempés, armes mouillées, corps comme affaissés, épuisés par la fatigue et la nuit passée sous l'orage.
Il reste là. Il ne peut détacher ses yeux de ce crépuscule sombre qui se dessine. Il regarde vers le mont Saint-Jean. Les Anglais sont là-bas, au sommet des pentes, qu'il faudra gravir sous leur mitraille. Et avant de parvenir jusqu'au rebord du plateau, il faudra enlever ces bâtiments qu'ils ont dû fortifier, le château Hougoumont, sur leur droite, la ferme de la Haie-Sainte au centre, la ferme Papelotte plus à leur gauche.
Il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée.
Voilà plusieurs jours déjà que les douleurs le tenaillent. Et pourtant il faut tirer de soi de l'énergie pour cette journée.
Il n'a plus besoin de regarder les cartes.
Dans ma tête, tout est clair, simple. La première attaque sera portée sur la droite de Wellington, sur le château Hougoumont. Wellington dégarnira en partie son centre pour faire face à la menace. J'attaquerai le centre, dans le secteur de la ferme de la Haie-Sainte et de la ferme Papelotte. Puis Grouchy et son corps d'armée que j'ai fait rappeler tomberont sur la gauche de Wellington.
Il a devant ses yeux les moments de la bataille, jusqu'au dénouement. Il marchera vers le village de Waterloo, qui se trouve sur le plateau, au-delà de la ferme du mont Saint-Jean. Puis il lancera ses troupes sur Bruxelles. Après...
Il ne sait toujours pas. Et ce vide, ce noir sont comme une marée, qui remonte, recouvre toutes les phases de la bataille jusqu'à effacer la certitude de la victoire qu'il s'efforce d'enraciner en lui, et qui est engloutie.
Il ne sait plus. Il voudrait étouffer cette pensée qui l'envahit comme un mouvement instinctif de l'esprit :
L'issue sera malheureuse. Tu ne peux pas vaincre une nouvelle fois. Ils ne sont plus là, Berthier, Lannes, Bessières, Duroc, pour exécuter tes ordres, développer ta propre pensée. Les ennemis sont trop nombreux : même si tu l'emportes, tu perdras après.
Il ne veut pas entendre. Les tambours roulent. Il faut vaincre ou périr. Il regarde le ciel à l'est. Le temps s'éclaircit. La pluie s'est arrêtée. Il rentre dans la ferme. Les généraux se rassemblent autour de lui.
Drouot murmure :
- On ne peut engager une bataille ce matin. L'artillerie s'embourbera.
Le général Reille hoche la tête :
- L'infanterie anglaise est inexpugnable en raison de sa ténacité calme et de la supériorité de son tir, ajoute-t-il. Avant de l'aborder à la baïonnette, on peut s'attendre à ce que la moitié des assaillants soient abattus. Mais si l'on ne peut la vaincre par une attaque directe, on peut le faire par des manœuvres.
Napoléon écoute. Les tambours roulent. Les armées sont en place.
- Je sais, dit-il. Les Anglais sont difficiles à battre en position, aussi vais-je manœuvrer.
Il dévisage les officiers. Il lit sur eux la même inquiétude et la même angoisse, la même incertitude que celles qu'il porte en lui. Ils sont son miroir.
- Nous avons quatre-vingt-dix chances pour nous, lance-t-il avant de sortir. Je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes et que ce sera l'affaire d'un déjeuner.
Il ferme les yeux, car le soleil l'aveugle maintenant. Il brûle, faisant battre le sang plus fort, comme s'il faisait jaillir tout à coup la fatigue.
Napoléon monte à cheval. Il galope jusqu'aux avant-postes. On ne tire pas encore. Il s'arrête sur une butte, au sommet de laquelle est bâtie la ferme Rossomme. Il peut voir une large partie de cette vallée qui s'évase entre les deux plateaux, celui de Saint-Jean au nord, où il distingue parfois les tuniques rouges des fantassins anglais, et celui de la Belle-Alliance, où les Français sont en train de se ranger en bataillons.