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Napoléon s'éloigne à cheval.

Tout à coup, il ne peut plus. Il ne se soucie pas des quelques cavaliers qui l'entourent. Il descend de cheval. Des aides de camp s'affairent, allument un feu dans une clairière. Il se laisse tomber sur une souche. Il cache son visage. C'est la fin sans la fin.

Il se redresse. Il se répète qu'il faut conduire jusqu'au bout la partie. Que c'est cela, la vie, qu'il le doit pour les trente mille morts qui sont sûrement tombés dans cette bataille. Combien d'ennemis ? Sans doute à peine moins.

Jusqu'au bout. Il chevauche sur les routes encombrées de fuyards, avec sa petite escorte. Il murmure : « J'avais en moi l'instinct d'une issue malheureuse. »

Mon destin s'est accompli.

Le lundi 19 juin à neuf heures, il arrive à Philippeville.

Un autre jour. Un autre combat. Vivre, aller jusqu'à l'extrême.

« Tout n'est point perdu, écrit-il à Joseph. Je suppose qu'il me restera, en réunissant mes forces, cent cinquante mille hommes. Les fédérés et les gardes nationaux qui ont du cœur me fourniront cent mille hommes ; les bataillons de dépôt, cinquante mille. J'aurai donc trois cent mille soldats à opposer de suite à l'ennemi. J'attellerai l'artillerie avec des chevaux de luxe. Je lèverai cent mille conscrits. Je les armerai avec les fusils des royalistes et des mauvaises Gardes nationales. Je ferai lever en masse le Dauphiné, le Lyonnais, la Bourgogne, la Lorraine, la Champagne. J'accablerai l'ennemi. Mais il faut qu'on m'aide et qu'on ne m'étourdisse point. Je vais à Laon. J'y trouverai sans doute du monde. Je n'ai point entendu parler de Grouchy, s'il n'est point pris, comme je le crains, je puis avoir dans trois jours cinquante mille hommes.

« Écrivez-moi l'effet que cette horrible échauffourée aura produit dans la Chambre.

« Je crois que les députés se pénétreront que leur devoir dans cette grande circonstance est de se réunir à moi pour sauver la France. Préparez-les à me seconder dignement.

« Surtout, du courage et de la fermeté. »

Il monte dans la voiture du général Dupuy, commandant la place de Philippeville.

Courage ! Fermeté ! Il faut bien écrire ces mots à Joseph ! Mais il les imagine, les Fouché, les La Fayette, les Lanjuinais, tous ces bavards de la Chambre des représentants, déjà en train d'intriguer pour me chasser comme ils l'auraient fait si je n'avais pas été victorieux à Marengo, à Austerlitz et même à Wagram.

Il se laisse aller aux cahots de la route. Son corps est moulu. Voilà des jours et des jours qu'il ne dort plus, qu'il ne prend plus un bain, et trois jours qu'il ne mange plus. Mais mieux a valu qu'il n'avale rien, pour ne rien rendre. Car, il en est sûr, il aurait pissé et chié du sang. Il ferme les yeux, son corps est douloureux et sale. Il a besoin d'un bain. C'est à cela qu'il rêve en s'abandonnant au mouvement de la voiture. Il reconnaît, quand il entrouvre les yeux, les paysages de France, et leur douceur l'émeut, le calme. Peu à peu, alors qu'on traverse Rethel, Laon, il sent qu'une sorte d'apaisement le gagne.

Quels que soient les événements qui vont se produire maintenant, quelle que soit l'issue des complots que l'on a dû tramer contre lui, il n'aura pas de regret. Il est allé jusqu'au bout de son destin. Il ne reviendra pas d'une île d'Elbe une seconde fois.

Il revoit les carrés de la Garde, comme des blocs noirs, peu à peu entamés. Il entend les détonations, les cris. La mort une nouvelle fois s'est refusée à lui, frappant tout autour, comme si elle le voulait seul vivant.

Mon destin est ainsi.

Il n'éprouve ni amertume ni remords.

J'ai enfourché la fortune sur un champ de bataille, et c'est sur un champ de bataille qu'elle me désarçonne.

Quoi qu'il arrive, j'ai accompli ma destinée.

Il ouvre les yeux. Le jour est levé, ce mercredi 21 juin 1815. La voiture roule sur les pavés de Paris. Il regarde les rues encore désertes, les boutiques aux volets clos. Il est à peine six heures.

On traverse les faubourgs.

Que faire du peuple ? Je n'ai eu de fidèles que les paysans, les plébéiens, les soldats !

Avec eux, je pourrais, si je le voulais...

La pensée vagabonde.

La voiture ralentit, s'arrête.

Il voit Caulaincourt qui attend sur le perron de l'Élysée.

31.

Il monte les marches de l'Élysée. Il respire avec peine. Cette fatigue sale l'étouffe et pèse comme un carcan dont il doit se débarrasser. Il murmure à Caulaincourt qui le suit :

- Le coup que j'ai reçu est mortel.

Puis il entre dans son cabinet de travail. Il lève les bras. Marchand, son valet, s'affaire, le déshabille. Il entend l'eau du bain couler. Enfin.

- Eh bien, Caulaincourt, voilà un grand événement, reprend-il. Une bataille est perdue. Comment la nation supportera-t-elle ce revers ? Les Chambres me seconderont-elles ?

Pendant que la baignoire achève de se remplir, il se jette sur un canapé. Il observe Caulaincourt, puis Davout, La Valette, Maret, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, qui pénètrent les uns après les autres dans le cabinet de travail, puis dans la salle de bains.

Voilà dix jours que je chevauche dans la boue, sous l'averse, dix jours que je dors n'importe où, quand je le peux, dix jours que je ne mange pas vraiment, dix jours que je me bats. Et eux, qu'ont-ils vécu durant ces dix jours ? Ils ont attendu.

Il écoute Caulaincourt.

- Sire, la nouvelle de vos malheurs a déjà transpiré. Il règne une grande agitation dans les esprits, les dispositions des députés paraissent plus hostiles que jamais. Il est à craindre que la Chambre ne réponde point à votre attente. Sire, je regrette de vous voir à Paris. Il eût été préférable de ne point vous séparer de votre armée, c'est elle qui fait votre force, votre sûreté.

Il secoue la tête. C'est ici qu'il veut jouer le dernier acte. Que chacun prenne ses responsabilités ! Il ne se laissera pas mettre hors jeu comme en avril 1814, pendant qu'il combattait, on le trahissait, ici, dans la capitale qu'on livrait aux coalisés. Il ne veut plus de cela. Qu'on choisisse dans la clarté. S'il doit sortir de scène, ce sera dans les règles, dans la lumière, dans la vérité. S'il doit combattre, à la tête d'une armée, ce sera avec l'assentiment de tous. Lui, il a noué les deux extrémités de sa vie.

Il regarde ces dignitaires atterrés qui l'entourent, cependant que peu à peu l'eau du bain dissout la crasse, la fatigue, la tension.

Comprennent-ils que ce qui survient maintenant me concerne d'une manière différente ? C'est une autre partie qui commence. Elle est hors de mon destin. C'est une nouvelle pièce. Et je suis, dans cet acte qui commence, à la fois acteur et témoin. Mais ce moi qu'ils ont connu est resté avec la Vieille Garde sur des pentes du mont Saint-Jean ou aux abords du village de Plancenoit.

Je les écoute. Mon frère Lucien voudrait recommencer le 18 Brumaire. Carnot me demande de proclamer « la patrie en danger ». Fouché et tous les autres intriguent pour me conduire à abdiquer.

Il sort du bain. Il les éclabousse. Les dignitaires reculent cependant qu'on commence à l'habiller.

- Je le sais, dit-il, les La Fayette et les Lanjuinais ne veulent pas de moi. Je le sais, je les gêne.

Il s'interrompt. Ils ont entendu comme lui, puisqu'ils tournent leurs visages creusés par l'inquiétude vers les fenêtres. Cette rumeur, ces cris, comme une houle : « Vive l'Empereur, vive l'Empereur ! » C'est le peuple.

Napoléon s'approche de la croisée. Il voit les abords de l'Élysée remplis d'une foule énorme. On gesticule, on dresse le poing. Il reconnaît les blouses des ouvriers, les tenues grises ou noires des femmes des faubourgs.