Il revient vers les dignitaires. Il tend le bras. Ils voient, n'est-ce pas ? Ils entendent ?
Mais ils parlent des Chambres, d'une commission gouvernementale formée par Fouché.
- Je crains, dit Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, qu'un grand sacrifice ne soit nécessaire.
D'Angély ! Pour qui j'ai tant fait !
- Si l'Empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement, poursuit d'Angély, il serait possible que la Chambre osât la demander.
Il ajoute même dans un murmure que la Chambre, qui a décidé de siéger en permanence, pourrait aller jusqu'à proclamer la déchéance.
Lucien s'indigne. Carnot proteste. Il faut que l'Empereur se déclare dictateur. Il y a le peuple, l'armée.
Napoléon les regarde. Il entend les cris qui se sont encore amplifiés. Le peuple est là. En effet. Mais que faire avec lui ?
- Ma vie politique est terminée, murmure-t-il.
Puis il va et vient d'un pas lent.
- Puisqu'on veut me violenter, je n'abdiquerai point. Je veux qu'on me laisse y songer en paix.
Il s'arrête devant Regnaud de Saint-Jean-d'Angély.
- Quoi que les députés fassent, dit-il, je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée.
Il parle d'une voix posée. Est-ce de lui qu'il s'agit ? Il est sur cette scène et l'a déjà quittée. Il voit. Il analyse. Il parle. Mais une autre voix murmure en lui.
La partie est jouée. Ton destin s'est conclu. La fortune t'abandonne. Elle n'est plus attachée à tes pas. Elle t'a tout offert. Elle ne peut plus rien te donner. Elle t'a comblé. Elle s'éloigne. Pour agir, il faut être convaincu de sa bonne fortune. Et je n'ai plus en moi le sentiment d'avancer au pas du destin. Je suis seul. Je n'ai plus de guide. Je peux arracher encore par la force quelques faveurs, mais ce sont des illusions. Mon temps est fini.
- Si je disais un mot, reprend-il, les députés seraient tous assommés.
Il se tourne à nouveau vers la fenêtre. La voix de la foule est encore plus forte. « Vive l'Empereur ! »
- Mais en ne craignant rien pour moi, ajoute-t-il, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons entre nous, nous aurons le sort du Bas-Empire, tout sera perdu.
Il sort de ses appartements. Les galeries de l'Élysée sont vides. Il reconnaît le général Thiébault qui s'avance.
Il était au Portugal, en Espagne, là où le destin a commencé à se séparer de moi.
- Sire, commence Thiébault, permettez-moi de mettre à vos pieds l'expression d'un dévouement aussi profond que respectueux.
Voilà un homme qui ne va pas l'échine basse vers les vainqueurs.
- C'est de la France qu'il faut en ce moment s'occuper.
Celui-là comprendra-t-il qu'il n'est plus question de moi ?
- Plus que jamais vous êtes son œuvre de miséricorde, dit le général.
Je me détourne. Je ne veux pas entendre cela. L'autre pièce est commencée.
Il descend dans les jardins, se promène d'un pas tranquille dans les allées. Les cris de « Vive l'Empereur » viennent toujours battre les grilles. Ils enflent même dans la nuit qui tombe, et les voix expriment un enthousiasme sauvage, une sorte de fureur. C'est comme sur un champ de bataille avant l'attaque. « Vive l'Empereur ! »
Il va vers Benjamin Constant qui approche dans une allée. L'écrivain est respectueux, attentif. Ce libéral ne m'a pas aimé, mais il a de l'indépendance d'esprit. Il est comme moi maintenant, en scène et hors du jeu.
- Il ne s'agit plus à présent de moi, commence Napoléon. Il s'agit de la France. On veut que j'abdique. A-t-on calculé les suites inévitables de cet abdication ? Me repousser quand je débarquais à Golfe-Juan, je l'aurais conçu, m'abandonner aujourd'hui, je ne le conçois pas. Ce n'est pas quand les ennemis sont à quelques lieues qu'on renverse un gouvernement. Je fais partie maintenant de ce que l'étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même. Elle se reconnaît vaincue.
Il s'arrête, fixe longuement Benjamin Constant.
- Ce n'est pas la fierté qui me dépose, c'est Waterloo, c'est la peur, une peur dont vos ennemis profiteront.
Il écoute et il voit Constant qui tourne la tête vers les Champs-Élysées. C'est une énorme rumeur. On distingue les cris qui sont scandés : « À bas les Bourbons ! À bas les prêtres ! Vive Napoléon ! »
L'Empereur recommence à marcher. Il pourrait...
- Vous le voyez, dit-il, ce ne sont pas ceux-là que j'ai comblés d'honneurs et de richesses. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés pauvres et je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nationalité les éclaire, la voix du pays parle par leur bouche et, si je le veux, si je le permets, dans une heure, la Chambre rebelle n'existera plus.
Il dévisage Constant qui reste silencieux.
- Si je le veux, répète-t-il. Mais non, la vie d'un homme ne vaut pas ce prix ; je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang.
Il abandonne Benjamin Constant. Il s'arrête sur le perron. Il entend ces cris, ces appels qui montent dans la nuit : « Vive Napoléon ! »
Et si son devoir était de rejoindre le peuple, de se mettre à sa tête, de chasser les représentants, de faire la levée en masse ?
Et après ? Il ne voit l'avenir que couvert d'un voile noir. Il ne peut recommencer ni Marengo, ni Austerlitz, ni Wagram.
Il est à l'extrémité de son destin.
Mme la générale Bertrand se précipite vers lui :
- Pourquoi avons-nous quitté l'île d'Elbe ? crie-t-elle.
Elle marche près de lui en se tordant les doigts. Elle est fille, dit-elle, du général Dillon, un Irlandais. Elle est un peu anglaise.
- Les Anglais libres et éclairés sont le seul peuple capable d'accueillir l'Empereur et capable de le comprendre, répète-t-elle.
Il entre dans son cabinet. La table de travail est couverte de lettres. Il les ouvre, puis tout à coup les rejette sans les lire. À quoi bon ?
Hortense apparaît, le visage décomposé, entre.
- Vous avez sans doute dîné ? lui demande-t-il en se levant. Voulez-vous me tenir compagnie ?
Mais il suffit de quelques minutes pour achever le dîner. Les plats lui semblent sans saveur. Il passe au salon. Il voit sa mère qui le fixe. Autour d'elle, les frères, Jérôme, Lucien, Joseph. La famille. Il les entraîne dans les jardins.
Il ne peut même pas tenir la main d'un fils, le bras d'une épouse. Il est seul avec ceux de ses origines. Comme si rien ne s'était produit, comme si le destin lui avait déjà tout repris.
C'est la nuit. Il ne dort pas. De temps à autre, des cris retentissent encore sur les Champs-Élysées.
Le peuple est avec moi. Mais tous les autres, les représentants, les dignitaires, croient se sauver en me perdant. Il ne sert à rien de leur parler de la France. Et n'ai-je pas choisi déjà ?
Il se lève, commence à brûler des papiers par brassées sans même les trier.
Tout est dans ma tête. Ma mémoire et mon esprit sont mon seul bien. De cela, jamais personne ne sera le maître. De cela, je n'abdiquerai jamais.
Il se lève. Un envoyé de la Chambre est déjà là. C'est le général Solignac, que j'ai toujours ignoré, méprisé même, bien qu'il fût avec moi au 18 Brumaire, mais que j'ai destitué pour ses malversations, son refus de rendre les comptes de son armée, et que voici, lui, m'apportant un ultimatum des Chambres. On me donne une heure pour abdiquer, sinon ce sera la déchéance !
Il ne répond pas à Solignac. On ignore un homme comme lui.