Il marche dans le cabinet de travail. Voici Lucien qui gesticule, qui rappelle le 18 Brumaire, où la situation était bien plus difficile qu'aujourd'hui.
- Vous avez tous les pouvoirs ! crie Lucien. L'étranger marche sur Paris. Jamais dictature militaire ne fut plus légitime.
Napoléon s'approche de Lucien, le prend par le bras. Il faudrait vouloir. Et il ne veut plus.
- Mon cher Lucien, dit-il d'une voix calme, presque avec l'indifférence de quelqu'un qui regarde les événements de loin, il est vrai qu'au 18 Brumaire nous n'avions pour nous que le salut du peuple. Aujourd'hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user.
Fouché entre.
Je méprise ce personnage de toutes les intrigues. Terroriste, régicide, âme de la conspiration contre Robespierre, maître de la Police, ce ministre m'a trahi autant qu'il l'a pu. Et maintenant il vient exiger mon abdication.
- Eh bien, qu'il en soit comme ils veulent, dit Napoléon. L'avenir dira s'ils ont ainsi mieux servi la France. Ils vont être satisfaits.
Il se tourne :
- Prince Lucien, écrivez, dit-il.
Il commence à marcher tout en dictant calmement. Il n'est plus pressé. Il a atteint le rivage. Il regarde l'océan aux flots déchaînés qu'il a traversé pour arriver à ce point de sa vie.
« Français, en commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, dicte-t-il, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le concours de toutes les autorités nationales. J'étais fondé à espérer le succès. Les circonstances me paraissent changées. »
Il regarde l'un après l'autre ces dignitaires, ces ministres qui l'entourent.
« Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France », dit-il avant de s'interrompre.
Mais il hausse les épaules.
Que comprennent-ils de moi ?
« Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, reprend-il, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne. Ma vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, Empereur des Français. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi.
« Unissez-vous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »
C'est fait. Il les regarde partir.
Ils se pressent pour aller porter la bonne nouvelle. Bien sûr, ils n'organiseront pas la régence. Qui se soucie, à part moi, de mon fils ? Et que suis-je pour lui ? Ils oublieront le roi de Rome pour se soumettre aux vainqueurs. Ils se rallieront donc tous aux Bourbons.
On lui rapporte les manœuvres de Fouché, de La Fayette. Seul à la Chambre des pairs, La Bédoyère a osé parler en sa faveur. « Malheur à ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné, pressés de recevoir la loi des étrangers, a-t-il dit. Où sont donc leurs serments ? Il est donc décidé qu'on n'entendra jamais dans cette enceinte que des paroles basses ? »
Pauvre La Bédoyère ! Trop courageux pour ces habiles qui veulent me voir partir, parce qu'ils craignent que le peuple ne se lève.
Il écoute encore. Ce sont toujours les mêmes cris qui montent des rues : « Vive Napoléon », « À bas les Bourbons ». Il marche dans le palais désert. Il reconnaît la silhouette de Davout, maréchal, prince d'Eckmühl, duc d'Auerstaedt, qui vient au nom de l'Assemblée me sommer de quitter les lieux.
- Où veut-on que j'aille ?
Puis il tend le bras vers le jardin.
- Vous entendez ces cris. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple, qui a l'instinct des vraies nécessités de la patrie, j'en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n'ont eu du courage contre moi que quand ils m'ont vu sans défense ! On veut que je parte ?
Il a un mouvement de tout le corps pour exprimer son mépris.
- Cela ne me coûtera pas plus que le reste. Fouché trompe tout le monde et sera le dernier trompé, et pris dans ses propres filets ! De sa main, vous aurez Louis XVIII ramené par les Alliés.
Mais après tout, s'ils le veulent ! Il est déjà sorti de scène.
Il commence à trier ses derniers papiers. Il veut quitter l'Élysée pour la Malmaison. Ils sont capables de le livrer aux Alliés. Carnot se fait annoncer.
Cet homme qui vota contre l'Empire est venu à moi au moment des difficultés, après la campagne de Russie.
Carnot est bouleversé. Il parle avec émotion.
- N'allez pas en Angleterre, dit-il. Vous y avez excité trop de haine, vous seriez insulté par les boxeurs1. N'hésitez pas à passer en Amérique. De là, vous ferez encore trembler vos ennemis. S'il faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre présence dans un pays libre soutiendra l'opinion nationale.
Cet homme est un patriote. Comme La Bédoyère, comme ce peuple qui crie.
- Adieu, Carnot, dit Napoléon en le serrant contre lui. Je vous ai connu trop tard.
Il revient à sa table de travail, écrit une demande officielle pour que l'on mette à sa disposition à Rochefort deux frégates afin de gagner les États-Unis. Puis, lentement, regardant autour de lui, il se dirige vers le perron.
La rumeur est énorme. La foule a vu la voiture à six chevaux. Elle crie : « Ne nous abandonnez pas ! »
Il baisse la tête. Est-il encore celui que l'on réclame, que l'on acclame ? Il lui semble que c'est à un autre que l'on s'adresse.
Ce qui est fait est fait.
Il sortira par la porte des jardins. Les aides de camp prendront la voiture d'apparat pour détourner l'attention de la foule. Il se retourne, regarde le palais. Puis, dans la voiture qui se dirige vers Chaillot, il se penche afin d'apercevoir les échafaudages qui entourent l'Arc de triomphe en construction.
Il sait. Il ne reverra plus cela. Mais ces avenues, cette route de Rueil, ces allées du parc de la Malmaison, dans lesquelles maintenant il marche, ces salons, ces chambres de la résidence, c'est toute sa vie qui défile, qui se rassemble en ces derniers moments, rappelant les premiers jours de gloire.
Il passe devant un miroir. Il est cet homme gros, chauve, au teint jauni, dont les traits sont tirés par la fatigue. Où est le maigre Premier Consul ? Mort, comme Joséphine, comme Duroc, comme Bessières, comme Lannes. Disparu, comme mon fils, comme Marie-Louise.
Il va d'une pièce à l'autre. Entre dans la chambre de Joséphine, ressort, s'assoit près d'Hortense dans le jardin. Il murmure :
- Je ne puis m'accoutumer à habiter ce lieu sans elle. Il me semble qu'elle va surgir au détour d'une allée, derrière un massif de roses.
Il se lève, marche seul dans ce jardin où il s'est tant de fois promené en compagnie de tous ceux qui bâtissaient avec lui l'Empire, préparaient les campagnes victorieuses et qui, hier courtisans, ministres dévoués, sont aujourd'hui morts ou ralliés à ses ennemis.
Pas de regrets. Simplement la mesure du temps, la certitude que le destin est accompli, qu'il ne peut pas recommencer.
Il faut maintenant préparer ce qui vient. Qu'on demande à Barbier, le bibliothécaire, des ouvrages sur l'Amérique et un état particulier de tout ce qui a été imprimé sur les diverses campagnes des armées qu'il a commandées depuis vingt ans.
Voilà un but pour cette nouvelle vie, où qu'elle se déroule. Combattre par l'esprit, revivre par le mouvement de la mémoire et de la pensée et échapper à l'inaction. Il sent un flux d'énergie en lui. Il dicte la dernière proclamation à la Grande Armée :
« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d'apprécier vos travaux ont vu, dans les marques d'attachement que vous m'avez données, un zèle dont j'étais le seul objet : que vos succès futurs leur apprennent que c'était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m'obéissant, et que si j'ai quelque part à votre affection je le dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune. »