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Mais puis-je être sûr du commandant de la Saale ?

Un groupe de jeunes officiers viennent de proposer de s'emparer d'une grosse baleinière pontée et de gagner le large, d'arraisonner un navire marchand et de joindre ainsi les États-Unis. On pourrait aussi fuir sur un navire danois qui se trouve à Aix, amarré dans le port.

Le 13 juillet, Joseph est là à nouveau. Mon frère ! Il le serre contre lui. Joseph se propose de servir de leurre à la flotte anglaise pendant que Napoléon gagnera Bordeaux et quittera la France à bord d'un navire que Joseph vient d'affréter.

Napoléon secoue la tête.

Il ne craint pas les risques qu'impliquent ces projets. La mort n'est rien. Il l'a recherchée. Mais il a toute sa vie passée, à laquelle il doit donner une conclusion à la hauteur de la gloire qui fut la sienne

Donc, pas de fuite mesquine, d'aventure qui se termine en vaudeville.

Il montre à Joseph les membres de la Maison impériale qui se promènent devant la maison. Il y a quatre enfants, l'un de Las Cases, l'une de la comtesse de Montholon, et deux de la comtesse Bertrand. Il y a, outre ces deux femmes, les généraux, les officiers, les domestiques. Près de soixante personnes. Il veut partir dignement avec tous ceux de sa maison.

Il donne à nouveau l'accolade à Joseph. C'est le dernier adieu. Maintenant il va décider seul de la conduite à suivre.

Las Cases et Gourgaud se sont rendus auprès du capitaine Maitland commandant le Bellerophon, afin d'envisager la venue de l'Empereur à bord du navire anglais.

Pourquoi, en effet, ne pas remettre son sort aux mains de ce grand peuple d'Angleterre ? Pourquoi ne pas devancer ainsi, par un geste héroïque, à l'antique, digne de toute ma vie, les manœuvres des traîtres et les complots des argousins ?

Et si les Anglais, alors que je suis livré à eux, trahissent ma confiance, je serai l'homme d'honneur tombé aux mains de parjures.

Il est minuit, ce 13 juillet 1815.

Il se souvient de Plutarque, des Vies des hommes illustres, ce livre qu'il a lu et relu durant toutes ces années.

Cette fin-là serait à la hauteur de l'histoire que j'ai vécue.

Et puis il éprouve, à la pensée de s'en remettre pour la première fois de sa vie à d'autres, ces Anglais auxquels il va confier sa nouvelle existence, un sentiment de soulagement.

Toute une vie à faire front, à combattre, à relever des défis. Agir sans trêve. Et maintenant une seconde vie, à ne se servir que de son esprit et de sa mémoire. Il dit à Gourgaud :

- Il y a toujours danger à se confier à ses ennemis, mais mieux vaut risquer de se confier à leur honneur que d'être en leurs mains prisonniers de droit.

Il a pris sa décision. Il est apaisé.

Ma destinée va s'accomplir.

Il prend la plume. Il lève les yeux et, par la fenêtre de la petite chambre, il aperçoit le ciel, puis le Bellerophon comme un rocher sombre devant l'horizon.

Il commence à écrire au prince-régent d'Angleterre.

« Altesse royale,

« En butte aux factions qui divisent mon pays, et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique.

« Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse royale comme au plus puissant, au plus constant, et au plus généreux de mes ennemis.

« Napoléon. »

Il relit. Il est satisfait. Il est sûr d'avoir ainsi devancé les ordres de Louis XVIII et de Fouché. Ceux-là veulent l'arrêter. En se rendant sur le Bellerophon, il leur échappe.

Il dicte des instructions à Gourgaud. Le général partira le premier avec cette missive pour le prince-régent. Il expliquera que, « à défaut de l'Amérique, je préfère l'Angleterre à tout autre pays. Je prendrai le titre de colonel Muiron ».

Le nom est venu sous sa plume. Il revoit son jeune aide de camp se précipitant sur le pont d'Arcole, puis se plaçant devant lui afin de recevoir les balles.

Sans lui, sans Muiron, rien ne serait advenu de ma vie. Je serais mort à Arcole. Muiron m'a sauvé. Il est là devant moi comme si le temps ne s'était pas écoulé.

« Si je dois aller en Angleterre, reprend-il, je désire être logé dans une maison de campagne à dix ou douze lieues de Londres où je souhaiterais arriver dans le plus strict incognito. Il faudrait une habitation assez grande pour loger tout mon monde... »

Et si cela n'était pas ? Si les Anglais devenaient des geôliers ou des bourreaux ?

S'il eût mieux valu tenter de forcer le blocus, afin d'atteindre l'Amérique ?

Mais quoi ! Était-ce là la fin d'un Empereur des rois de devenir un citoyen quelconque ?

Il a choisi la seule issue digne de lui.

Il ne faut plus tergiverser. Les ordres de m'arrêter doivent avoir été lancés. Je connais Fouché. Et le ministre de la Marine, Jaucourt, ancien chambellan de Joseph, comme le ministre de la Police, a beaucoup à se faire pardonner par les Bourbons.

Napoléon demande qu'on le réveille peu après minuit, ce samedi 15 juillet 1815.

Il revêt son uniforme des chasseurs de la Garde, vert à parements rouges. Il boutonne sa redingote grise et coiffe son chapeau à cocarde tricolore. Il va sortir de sa première vie la tête haute comme il le faut.

Le général Becker se propose pour l'accompagner jusqu'au Bellerophon. Napoléon refuse.

- Pensons à la France, dit-il. C'est de mon propre gré que je me rends à bord de la croisière. Si vous veniez avec moi, on ne manquerait pas de dire que vous m'avez livré aux Anglais. Je ne veux pas laisser peser sur la France une pareille accusation.

Becker pleure.

- Embrassez-moi, général. Je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt d'une manière aussi particulière. Je vous eusse attaché à ma personne.

- Adieu, Sire, soyez plus heureux que nous.

Bonheur ? Malheur ?

Il pense à ces mots en gagnant le navire français l'Épervier qui doit ensuite le conduire au Bellerophon.

Bonheur ? Malheur ?

Il a tout connu, mais il n'a jamais recherché le bonheur ou craint le malheur. Il a voulu aller jusqu'au bout de soi, et ne pas étouffer l'énergie qui soufflait en lui comme une tempête vitale.

Il fait nuit encore quand l'embarcation aborde l'Épervier. Le commandant du navire, Jourdan, dit que l'Empereur a eu tort de se fier aux Anglais, au capitaine Maitland. On eût pu, assure-t-il, forcer leur blocus.

- Il est trop tard. On m'attend, je m'y rendrai.

L'Épervier s'approche du Bellerophon dont une chaloupe se détache.

Napoléon salue l'équipage de l'Épervier. Adieu, la France.

Quelques coups de rames, et il monte lentement l'échelle de coupée du Bellerophon.

Les sifflets des gabiers déchirent l'aube grise.

Napoléon s'avance vers le capitaine Maitland. Il soulève son chapeau.

- Je suis venu me placer sous la protection de votre prince et de vos lois, dit-il d'une voix ferme.

Il fait quelques pas puis ajoute :

- Le sort des armes m'amène chez mon plus cruel ennemi, mais je compte sur sa loyauté.

Neuvième partie

L'infortune seule manquait à ma renommée