16 juillet 1815 - 5 mai 1821
33.
Il entre dans la grande cabine de la dunette que le capitaine Maitland lui a destinée. Il éprouve un sentiment de paix, et presque de la gaieté. Il n'est plus maître que de son esprit. Il se sent libre, comme si le choix qu'il avait fait de s'en remettre aux Anglais le déchargeait enfin du fardeau de la responsabilité. Maitland va choisir la route du Bellerophon, et les vents décideront de la course jusqu'à l'Angleterre. Après...
Le général Gourgaud aura présenté au prince-régent mes désirs. Peut-être me laissera-t-on partir en Amérique, ou bien m'installer en Angleterre.
Et s'il n'en était pas ainsi ?
Il sort sur le pont. Les marins lui rendent les honneurs. Maitland lui annonce que le Superb, le navire de l'amiral Hotham, vient de jeter l'ancre à quelques encablures. Et l'amiral se propose de venir rendre visite aux hôtes du Bellerophon.
Les Anglais ne sont pas des barbares. Ils m'accueillent comme un souverain vaincu, auquel on doit le respect et l'hospitalité.
Il rendra la visite à l'amiral à bord du Superb. Il voit les matelots grimpés dans les vergues du navire comme pour la parade. L'amiral Hotham le reçoit avec faste et respect. Tout est bien. On déjeune.
- Sans vous, les Anglais, j'eusse été Empereur de l'Orient, dit-il ; mais là où il y a de l'eau pour faire flotter un bateau, on est certain de vous rencontrer.
Il se souvient de sir Sydney Smith, son adversaire si souvent affronté. Il évoque son retour d'Égypte à bord de la frégate Muiron, et la main de la fortune qui avait écarté les croisières anglaises, comme elle avait auparavant éloigné la flotte de Nelson.
Il marche sur le pont du Bellerophon qui a enfin appareillé le dimanche soir 16 juillet 1815.
Il est heureux de son choix. Il n'a pas été pris dans la souricière que sûrement voulaient lui tendre Louis XVIII, Talleyrand et Fouché. Il s'accoude au bastingage, regarde disparaître les côtes de France.
Là-bas a été ma vie.
Le dimanche 23 juillet, à cinq heures du matin, il monte sur le pont qu'on lave à grande eau. Mais cette nuit il n'a pas pu dormir. C'était comme si les craquements de la coque du navire résonnaient dans son esprit. On doit être au large d'Ouessant.
Il interroge un aspirant qui montre du doigt cette flèche noire qui s'enfonce dans la mer alors que le jour bleuit.
- Cap Ouessant.
Là-bas, l'extrémité de mon pays, de ma vie.
Napoléon se hisse sur un affût de canon. Il regarde cette pointe de terre dans sa lunette. Il ne peut la quitter des yeux. Et lorsqu'elle disparaît, dans la lumière vive de midi, c'est une part de lui qui s'enfonce dans un abîme.
Et au soir de la même journée, dans le crépuscule, apparaît la côte d'Angleterre.
La pluie tombe sur la rade de Torbay.
Il regarde par les hublots, puis monte sur la dunette. Il voit des milliers d'embarcations qui entoure le Bellerophon. Point d'acclamations mais des bras qui se tendent. Et tout à coup cette silhouette qu'il reconnaît. C'est le général Gourgaud qui monte à bord. Le prince-régent a refusé de le recevoir. Gourgaud n'a pu débarquer du navire qui l'avait conduit en Angleterre en éclaireur. Mais il a pu se procurer des journaux anglais. Las Cases traduit les articles. Ils rapportent que le général Buonaparte doit être emprisonné dans la Tour de Londres ou bien dans une forteresse d'Écosse, ou encore déporté à l'île de Sainte-Hélène.
Qu'est-ce que cela ? Napoléon monte sur le pont. Le Bellerophon avance lentement en longeant la côte vers Plymouth. Les officiers sont maintenant réservés, le visage fermé, et le capitaine Maitland dérobe son regard.
Napoléon marche d'un pas rapide de la poupe à la proue.
Est-ce possible ? Se serait-il jeté dans la nasse ? Il sent qu'autour de lui tout se modifie insensiblement. Dans la rade de Plymouth, deux frégates écartent les embarcations des curieux. Les Anglais sont gens capables de tous les pièges. Il l'a su. Il a voulu l'oublier. La vérité revient toujours frapper ceux qui ferment les yeux pour ne pas la voir.
Il se souvient de l'amiral qui commande l'escadre de la Manche, lord Keith.
Cet officier a participé au siège de Toulon et j'ai fait exploser ses navires, et c'est ce même lord Keith qui a débarqué à Aboukir en 1801 et contraint les dernières troupes françaises à quitter l'Égypte.
- Je désire beaucoup voir l'amiral, dit Napoléon à Maitland. Qu'il ne s'embarrasse pas de cérémonial. Je me contenterai d'être traité en particulier, en attendant que le gouvernement britannique ait fixé la manière dont je dois être considéré.
Mais le capitaine Maitland ne répond pas. Et le jeune médecin irlandais du bord, Barry O'Meara, qui parle italien, qui est si prévenant, n'ose même plus me regarder.
Enfin, le vendredi 28 juillet, voici lord Keith. À Waterloo, j'ai sauvé de la mort son neveu, blessé et que j'ai fait mettre à l'abri et soigner par mes chirurgiens. La colère m'étouffe à le voir silencieux, raide, n'acceptant d'échanger que quelques mots sur le siège de Toulon ou la campagne d'Égypte et refusant de donner d'autres indications. Ce n'est pas du passé qu'il s'agit, mais de mon futur.
- Je ne suis plus rien, martèle Napoléon. Je ne peux plus déranger personne. Ne puis-je vivre en Angleterre ?
Lord Keith ne répond rien. Et il faut attendre. Il faut subir la colère et la folie de Mme la générale Bertrand qui tente de se jeter par-dessus bord, parce qu'elle veut débarquer en Angleterre et qu'elle se dit persuadée que l'Empereur va être déporté à Sainte-Hélène.
Il a envie de mourir.
Il marche sous la pluie. Le pont est glissant. L'horizon n'est qu'un rideau gris. Il imagine Sainte-Hélène. Maintes fois, dans sa vie d'avant, il a évoqué ce nom. Il voulait s'emparer de cet îlot qui sert d'escale aux navires de la Compagnie des Indes. Que ferait-il sur ce bloc de basalte vert foncé ? Sous ce climat équatorial ? C'est sa mort certaine. Autant mourir ici.
À dix heures trente, le lundi 31 juillet 1815, lord Keith accompagné du sous-secrétaire d'État Bunbery montent à bord.
Les voilà ! Keith tient une lettre à la main. Qu'il la traduise en la lisant. Cette voix calme entre en moi comme une lame. Prisonnier de guerre, Sainte-Hélène ? Peu importent les autres mots.
Il prend la lettre des mains de lord Keith, la jette sur la table, puis il se calme aussitôt, regarde l'amiral anglais avec mépris.
Le gouvernement britannique n'a pas le droit de disposer de sa personne. Il en appelle au peuple britannique et aux lois de ce pays. Maitland l'a trompé. L'amiral Hotham lui a menti. « S'il m'avait dit que je serais prisonnier de guerre, je ne serais pas venu. »
- Quant à l'île de Sainte-Hélène, c'est l'arrêt de ma mort ! Que pourrai-je faire sur ce petit rocher à l'autre bout du monde ? J'aime mieux la mort que Sainte-Hélène, et à quoi vous servirait ma mort ?
Qu'on le transporte au bagne de Botany Bay, en Australie, cela conviendrait mieux !
Il se tourne vers la table, pose un doigt sur le document qu'il a pris à lord Keith.
- Et puis, dit-il, votre gouvernement n'a aucun droit à m'appeler le général Bonaparte. Je suis Premier Consul et, si l'on me reçoit, ce doit être en cette qualité. Quand j'étais à l'île d'Elbe, j'étais tout aussi souverain que sur le trône de France. J'étais souverain comme le roi l'était en France. Nous avions chacun notre drapeau. Nous avions chacun nos navires, nos troupes. Bien sûr - il rit -, mes forces étaient à l'échelle réduite. J'avais six cents soldats et il en avait deux cent mille ; enfin je lui ai fait la guerre ; je l'ai battu, je l'ai chassé du pays, je l'ai détrôné. Il n'y a rien qui puisse dans tout cela changer ma position, ou me priver de mon rang parmi les souverains d'Europe.