L'émotion est si forte, sa fatigue si grande qu'il se retient au montant de son lit de fer.
Tout en fixant le portrait, il se fait apporter une plume, une feuille, et il commence à écrire :
« Ma bonne amie, je suis très fatigué. Beausset m'a remis le portrait du petit roi. C'est un chef-d'œuvre. Je te remercie bien de ton attention, cela est beau comme toi. Je t'écrirai demain plus en détail. Je suis fatigué. Addio, mio bene. Nap. »
Il voudrait se coucher, mais il saisit le portrait de son fils, le porte hors de la tente, dans le crépuscule humide. Il le pose sur une chaise. Des grenadiers s'approchent, s'inclinent comme s'il s'agissait d'une image sainte.
Napoléon murmure au général Rapp, qui se tient près de lui : - Mon fils est le plus bel enfant du monde.
4.
Dans sa tente dressée au milieu des régiments de sa Garde, il se réveille en sursaut.
Il est deux heures du matin, ce lundi 7 septembre 1812. Son corps est endolori. Il se sent lourd. Ses jambes sont encore enflées. Il tousse. Sa tête est prise dans le cercle de fer d'une « horrible migraine ».
Maudit rhume ! Mais on ne s'arrête pas à cela.
Il entend les clairons qui d'un bout à l'autre des lignes françaises sonnent la diane. Il a déjà si souvent vécu ces aubes de combat.
- Voilà dix-neuf ans que je fais la guerre, et j'ai donné bien des batailles et fait bien des sièges en Europe, en Asie, en Afrique, répète-t-il.
Il l'a écrit à Marie-Louise. C'est à elle qu'il pense, à ce fils dont le portrait surgit à nouveau, éclairé par la torche que tient l'aide de camp de service.
Il se lève.
Dehors, la nuit est trouée par les feux de bivouacs. Ceux des Russes lui paraissent innombrables, et un murmure grave, comme une mélopée, monte de la vallée, court le plateau. Les Russes prient avant la bataille.
Autour de lui, il distingue les soldats de la Garde qui revêtent leur uniforme de parade. Ils se passent en silence des bouteilles de schnaps. Il doit en être ainsi dans toutes les unités.
Il a tant de fois vu ces aubes.
Et si souvent tout son destin a été suspendu au sort de la bataille qui allait s'engager. Mais chaque fois il l'a emporté, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, à Wagram. Et voilà trois mois qu'il attend ce moment. Pourtant il sait, ce matin, qu'il ne détient pas toutes les cartes. Les règles de la partie, qu'il a toujours fixées, imposées à l'ennemi, lui ont échappé. Ce n'est pas lui qui a choisi le lieu et le moment de l'affrontement, mais ce vieux Koutousov, qu'il a battu à Austerlitz mais qui est aussi le vainqueur des Turcs.
La bataille commence alors que la Grande Armée a été usée par trois mois de marche dans ce pays brûlé de soleil, étouffé de poussière. Voilà un mois que les hommes n'ont pas une distribution de vivres et qu'ils se nourrissent sur le pays. Il n'a même pas réussi à savoir avec exactitude, lui qui veut toujours connaître à un homme près l'état des unités, le nombre de soldats dont il dispose. Peut-être à peine cent trente mille, s'il en croit les calculs de Berthier ! Mais qu'en sait Berthier, alors que des milliers de traînards se sont répandus dans les campagnes et sur les chemins, et qu'ils sont la proie des cosaques ?
Il avance dans le campement de la Garde. Les hommes sont en rang. Les artilleurs de la Garde préparent leurs pièces.
Il s'approche. Il dispose de cinq cent quatre-vingt-sept bouches à feu. Mais Koutousov en a sans doute davantage. Il doit aligner plus de six cents canons, et peut-être cent vingt mille hommes, et compter en plus sur ces cavaliers cosaques qui tournoient autour de la Grande Armée et qui peuvent à tout instant fondre sur les arrières pendant la bataille.
C'est à cela que je dois penser. Cela que je dois prévoir. Il faut à chaque moment que je puisse commander à une unité de réserve capable de faire face à une action de cette cavalerie sur le flanc ou le dos des armées qui attaquent.
Il ne faudra pas engager la Garde dans la bataille principale. Je dois vaincre sans elle et la conserver comme ultime recours, pour m'opposer à l'imprévu.
Il monte à cheval.
Il entend, au-dessus du bourdonnement rythmé des Russes qui prient, les voix des officiers qui lisent sa proclamation, écrite hier dans la tente.
Il l'écoute, la murmure.
« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle est nécessaire. Elle nous donnera l'abondance de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou ! »
Il regarde les bivouacs russes. Il doit vaincre, détruire l'armée de Koutousov, entrer dans Moscou et imposer ainsi la paix à Alexandre. Alors la partie, une fois de plus, aura été gagnée.
S'il la perd...
Il ne peut pas perdre.
À six heures, alors que le jour se lève, il donne l'ordre à l'artillerie de commencer de tirer. Il suit des yeux les aides de camp qui s'élancent. Et tout à coup la canonnade déferle, envahissant la vallée de la Kolocza, roulant entre les rebords des plateaux, faisant jaillir la terre autour de la Grande Redoute, des Trois-Flèches.
Les premières lignes de fantassins, ceux d'Eugène, partent à l'assaut du village de Borodino déjà en flammes, de la Grande Redoute. Puis, à droite, ce sont les soldats de Davout, de Junot et de Ney qui se dirigent vers la Grande Redoute, et les Polonais de Poniatowski qui tentent de s'emparer des Trois-Flèches. Les boulets russes creusent dans les lignes des sillons sanglants. La fumée couvre peu à peu le champ de bataille, poussée par une légère brise qui souffle d'ouest en est et dissimule ainsi une partie des Russes.
Le soleil apparaît lentement, perçant la brume et la fumée.
- C'est le soleil d'Austerlitz ! lance-t-il.
Sera-ce Austerlitz ?
Il reste là, immobile sur son cheval. Les aides de camp se succèdent. Annoncent la prise de Borodino, puis la contre-attaque russe. Le général Plausonne, commandant l'assaut, a été tué dans le village avec la plupart de ses officiers. Davout a remporté la Grande Redoute, mais les Russes l'en ont délogé. Le général Compans est tué ; Davout, dont le cheval a été abattu, est resté sans connaissance. Les Trois-Flèches, la Grande Redoute, Borodino et le village de Semenovskoïe changent plusieurs fois de main. Le général russe Bagration a été tué en défendant Semenovskoïe, assure-t-on.
À chaque nom qu'on lui jette, il serre seulement les doigts sur les rênes. Montbrun, Damas, Compère, tous généraux, morts. Et Caulaincourt, le frère du grand écuyer, général lui aussi, abattu en chargeant à la tête de ses cavaliers. Il se tourne vers Caulaincourt. Les larmes coulent sur le visage du grand écuyer. Il a écouté l'aide de camp annoncer la mort de son frère.
- Vous avez entendu la triste nouvelle. Allez à ma tente.
Caulaincourt ne bouge pas, se contente de saluer, levant à demi son chapeau.
- Il est mort comme un brave, dit Napoléon.
Combien sont-ils, à être tombés ? Des dizaines de généraux, lui semble-t-il, des centaines de colonels, des dizaines de milliers d'hommes. Il le pressent. Et les Russes n'abandonnent pas le terrain. Ils ne se débandent pas. Ils contre-attaquent à la baïonnette. Leurs artilleurs se font hacher sur leurs pièces.
- Ces Russes se font tuer comme des machines, lance-t-il. On n'en prend pas. Cela n'avance pas nos affaires. Ce sont des citadelles qu'il faut démolir avec du canon.