Il dévisage Keith. Il va écrire une protestation au gouvernement britannique.
Il commence à dicter à Las Cases.
« Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellerophon : je ne suis pas prisonnier, je suis l'hôte de l'Angleterre. Aussitôt à bord du Bellerophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. J'en appelle à l'Histoire : elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement dans son infortune chercher un asile sous ses lois, et quelle plus éclatante preuve pouvait-il donner de son estime, de sa confiance ? Mais comment répondit l'Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi et, quand il se fut livré de bonne foi, elle l'immola ! »
C'est le jeudi 4 août 1815. Le Bellerophon appareille, sort lentement de la rade de Plymouth.
Napoléon est couché dans sa cabine.
Ils vont opérer mon transbordement sur le Northumberland, au large, loin des embarcations chargées de curieux, loin du peuple britannique, des libéraux, dont certains ont tenté de me faire citer comme témoin à la barre d'un tribunal pour retarder ma déportation.
Faudrait-il mourir ?
Il appelle Marchand, il tend au premier valet de chambre les Vies des hommes illustres. Il est ouvert à « La Vie de Caton ».
- Lis.
Il tire le rideau.
Il peut du bout des doigts saisir facilement le flacon rouge attaché à son gilet. Peut-être ce poison aurait-il plus d'effet que celui pris à Fontainebleau ? Il aurait une fin digne de Plutarque.
Il hésite, s'assied sur le lit. Il revoit sa vie.
« L'infortune seule manque à ma renommée. J'ai porté la couronne impériale de la France, la couronne de fer d'Italie. Et maintenant, l'Angleterre m'en donne une autre, plus grande encore et plus glorieuse, celle portée par le Sauveur du Monde, une couronne d'épines. »
Si je l'accepte, jusqu'où ne m'élèverai-je pas dans l'esprit des hommes ? Qui pourra m'oublier ?
Il remonte sur le pont. Il aperçoit au loin la silhouette du Northumberland. Il suffirait d'un geste pourtant pour arrêter cette seconde vie, ici, et ce serait aussi une fin si forte que tous en seraient frappés.
Ce n'est pas la mort qu'il craint. Mais une curiosité le retient. Qu'y a-t-il au bout de ce long voyage en mer ? Que sera la vie sur ce volcan éteint ? Il y a du mystère dans cet avenir. Il y a un défi aussi. Imposer dans le dénuement son souvenir, l'image de sa vie. Quel destin que celui qui commence en César et finit en martyr et en prophète !
Il s'interroge.
Il dit à Las Cases :
- Est-il sûr après tout que j'aille à Sainte-Hélène ? Un homme est-il donc dépendant de son semblable quand il veut cesser de l'être ?
Il marche lentement. Il est calme. Il surprend le regard étonné du capitaine Maitland, qui l'imaginait sans doute prostré.
- J'ai parfois envie de vous quitter, reprend-il, et cela n'est pas bien difficile. Il ne s'agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé, tout sera fini et vous irez rejoindre vos familles.
Qu'est devenu mon fils ? Pour lui aussi, léguer la mémoire de ma vie. Ne pas la laisser entre les mains de mes ennemis.
- D'autant, continue-t-il, que mes principes intérieurs ne me gênent nullement, je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été imaginées que comme suppléments aux attraits insuffisants qu'on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoint à Sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu'est-ce après tout ? Vouloir revenir un peu plus vite.
Il écoute les arguments de Las Cases.
- Mais que pourrons-nous faire dans ce lieu perdu ?
- Sire, nous vivrons du passé ; il y a de quoi vous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d'Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire.
Il regarde l'horizon. Tout se joue dans l'esprit. Les idées décident de tout.
- Eh bien, nous écrirons nos Mémoires, dit-il.
Il s'éloigne jusqu'au bastingage, revient.
- Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées ; c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien, que les miennes s'accomplissent !
Il dresse la liste de ceux qui vont l'accompagner : les Montholon, les Bertrand, Las Cases et son fils. Voilà quelle sera ma « Cour ». Il y aura douze domestiques, dont Marchand, le mameluk Saint-Denis, dit Ali, Cipriani. Et le docteur irlandais Barry O'Meara.
Mais il faut encore protester, auprès de lord Keith, auprès du contre-amiral sir George Cockburn, qui a été lui aussi au siège de Toulon, qui commande le Northumberland et va gouverner Sainte-Hélène.
- Je ne quitte pas ce bâtiment, le Bellerophon, et l'Angleterre de plein gré, c'est vous, amiral, qui m'entraînez.
Mais je me rendrai à bord du Northumberland. Ma décision est prise. On n'aura pas à m'y traîner de force.
- Oh, vous n'aurez qu'à me donner un ordre, dit-il à Cockburn.
Ma destinée s'accomplit. Je ne l'entraverai pas.
La garde du Northumberland lui rend les honneurs au haut de l'échelle de coupée. Il se retourne. C'est le temps des adieux. Le général Lallemand et Savary, duc de Rovigo, ne seront pas du voyage. Ils se pressent avec quelques officiers autour de Napoléon. Certains pleurent. Il embrasse Lallemand et Savary.
- Soyez heureux, mes amis. Nous ne nous reverrons plus.
Il garde le silence quelques secondes.
- Mais ma pensée ne vous quittera pas, reprend-il, ni vous ni ceux qui m'ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle.
Il rentre dans sa cabine, se couche sur son petit lit de fer aux rideaux de soie verte que Marchand a installé contre la coque. Le plafond est bas. Il entend les sabots des marins qui claquent sur le pont. Il se tourne. Près du lit, Marchand a disposé le lavabo en argent, ainsi que l'écritoire portative aux armes impériales. Les livres de la bibliothèque mobile sont à portée de main.
C'est un bivouac de campagne. Pour ma dernière guerre, sans armes, sans Vieille Garde.
Ma seule force est mon esprit. Ma puissance est dans ma volonté.
Il se lève. Le navire roule.
Ce mercredi 9 août 1815, le Northumberland, entouré d'une petite escadre, fait route vers le sud par forte houle.
34.
Ne pas céder. Rester soi.
Il arpente le pont du Northumberland, les mains derrière le dos. Il prise. Il s'appuie à l'un des canons de bâbord. Il sent que des centaines d'yeux sont fixés sur lui, du haut des vergues, du poste d'équipage, de la dunette, tous ceux qui l'aperçoivent l'observent avec avidité.
Il y a plus de mille hommes à bord de ce vaisseau de soixante-quatorze canons. Et tous veulent me voir.
Mais c'est moi qui fais baisser leurs yeux. Moi, qui ne suis pas l'Empereur vaincu, moi, qui demeure un homme qu'on ne peut pas plier.