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Il appelle Las Cases. Il faut travailler comme chaque jour. Il entre dans sa cabine, demande à Las Cases de lui relire ce qu'il a dicté la veille, puis reprend.

« Je revins de la campagne d'Italie n'ayant pas trois cent mille francs en propre ; j'eusse pu facilement en rapporter dix ou douze millions, ils eussent été les miens. Je n'ai jamais rendu de comptes, on ne m'en demanda jamais. Je m'attendais à mon retour à quelque grande récompense nationale, mais le Directoire fit écarter la chose. »

Mais il y a toujours une issue. Toujours une bataille à conduire. Jusqu'à ce que la mort vous prenne.

La coque du Northumberland craque. Les voiles claquent sèchement. Le navire s'approche de l'île. Puis, ce dimanche 15 octobre 1815, c'est le bruit des chaînes de l'ancre. On est au mouillage. Il est dix heures trente.

Il monte sur le pont. L'île est noire, hostile. On y débarquera demain, explique l'amiral.

- Ce n'est pas un joli séjour, dit Napoléon en se tournant vers le général Gourgaud.

Il montre les falaises, les amoncellements de rochers.

- J'aurais mieux fait de rester en Égypte ! lance-t-il d'un ton ironique.

Puis il se dirige vers sa cabine, les mains croisées derrière le dos.

35.

Il est assis sur le rebord du lit, dans ce réduit étouffant au premier étage de l'auberge de Porteous House, située à quelques centaines de mètres des quais du port de Jamestown.

Tout à coup, ces frôlements, ces couinements qui remplissent la pièce. Marchand, le valet, pousse un cri, élève le flambeau au-dessus de sa tête, éclaire ce que l'amiral Cockburn a osé appeler une chambre. Dans la lumière qui se répand, dévoile le plancher, il voit ces énormes rats noirs, peut-être une dizaine, qui ne s'enfuient pas mais observent, les yeux rouges. Marchand va vers eux, les disperse.

Ils s'écartent, disparaissent dans des trous des cloisons, se glissent entre les lattes du parquet.

Île maudite ! Napoléon se lève, va jusqu'à l'étroite fenêtre.

Combien de nuits suivront cette première nuit du lundi 16 au mardi 17 octobre 1815 ? Il va et vient. Il distingue dans l'obscurité de la rue, devant l'auberge, la foule qui se presse. Il ne monte d'elle aucun cri, mais une rumeur, celle d'un grouillement. Il a si souvent dû affronter une foule, parfois hostile comme au Caire, ou dans les villages d'Égypte, ou bien dans certaines villes allemandes. Il a rencontré la haine et, le plus souvent, l'enthousiasme. Mais jamais il n'a, jamais, traversé une foule comme celle qui le guettait entre le port et l'auberge et que contenaient les soldats de la garnison.

C'est donc ça, la population de Sainte-Hélène ? Il y avait, dans les regards et les visages éclairés par les torches des marins du Northumberland, la curiosité avide, une sorte de jubilation apeurée, quelque chose de vil. Les plus dignes étaient ces Noirs, des esclaves, qui se tenaient en retrait en compagnie de métis, de Chinois, de mulâtres, mais au premier rang cette populace blanche - ces femmes aux traits grossiers, ces visages brutaux de marins, de négociants, d'agents de la Compagnie des Indes - lui a inspiré le mépris. Des rats ! oui, comme ceux qui reviennent dans cette chambre, passent entre les jambes.

Combien de nuits encore à vivre, à mourir ici ?

Il pense aux acclamations de la population de Portoferraio, quand il a débarqué à l'île d'Elbe, à ses chants et à ses vivats quand il est reparti à la conquête de la France, il y a à peine sept mois.

Et maintenant, il est ici - ici, dans cette « île épouvantable » qui est aussi une prison.

- J'aurais dû finir plus tôt, murmure-t-il. Je pense que j'aurais dû mourir à Waterloo. Peut-être avant. Fussé-je mort à Moscou, ma renommée serait celle du plus grand conquérant qu'on ait connu.

Il regarde Marchand. Le valet de chambre se tient appuyé au mur. Il a tenté de transformer ce réduit en bivouac. Mais mieux valait une grange sur un champ de bataille, une ferme détruite par les boulets, et remplie de soldats morts ou blessés, que cette pièce sordide envahie de rats. Mieux valait la guerre, la mort, à cette île.

Il l'a observée du Northumberland toute la journée. Il a vu les falaises, les plateaux dénudés, les arbres nains, couchés par le vent. Il a deviné la succession des pluies, des coups de vent froid et d'une chaleur accablante. Puis il a vu cette foule mêlée d'esclaves et de petits maîtres.

Voilà ma prison, au milieu de l'océan, parmi les rats. Moi !

Il retourne vers le lit. Il s'assied à nouveau, invite Marchand à l'imiter. Le valet s'installe par terre.

J'ai parlé avec les rois, les maréchaux, les ministres, les savants. J'ai dicté des codes et des lois qui ont changé les mœurs, j'ai conçu des plans de campagne qui ont mis en branle des centaines de milliers d'hommes. Et je n'aurai plus désormais pour interlocuteur que ce jeune homme dévoué, mon valet Marchand, ou bien ces quelques fidèles qui, comme cela s'est déjà produit à bord du Northumberland, se déchirent, se jalousent, parce que l'exil est un malheur.

Si je cède d'un pas aux Anglais, si j'oublie qui je suis, d'où je viens, ce que j'ai fait, si ma vigilance faiblit, alors tout sera emporté, moi, ma dignité ; et ma gloire passée sera ternie, souillée par cette soumission.

C'est cela qu'ils veulent : me réduire, montrer au monde que je ne suis plus rien, dès lors qu'on m'a placé parmi les rats.

C'est maintenant qu'il me faut être Empereur, c'est maintenant qu'il me faut mener un combat sans autre issue que la mort.

Je dois former le carré. Je suis à moi seul toute ma Grande Armée. Je suis la Vieille Garde qui meurt et ne se rend pas.

- On peut me violenter, dit-il, mais pas m'avilir.

Il se dresse à nouveau. Il donne des coups de pied pour écarter les rats.

- Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L'Europe était à mes pieds. En dépit des libelles, je ne crains pas pour ma renommée ; la postérité me fera justice.

Il regarde la rue.

La foule est toujours là, éclairée maintenant par la lune. Elle grouille. Elle murmure.

Oublier ces visages, oublier cette île. Poursuivre ma route, ici, en esprit. Imposer aux geôliers et aux bourreaux ma liberté de rester moi, dans leur prison. Et chaque fois qu'ils essaieront d'empiéter sur ma personne, les repousser. Ne plus les voir. Ni eux, ni les rats, ni les mouches, ne pas sentir le vent, la chaleur, l'humidité. Maintenir.

- Les grands événements, reprend-il, ont glissé sur moi comme du plomb sur du marbre.

Ce qui se produira ici ne m'entamera pas davantage. Tout cela n'est rien, puisque j'ai parcouru mon destin en pleine lumière. Et c'est mon destin que je dois servir, maintenant.

- Si je fusse mort, sur le trône, dans les nuages de la toute-puissance, dit-il, je serais demeuré un problème pour bien des gens ; aujourd'hui, grâce au malheur, on pourra me juger à nu.

Il s'installe aux Briars, dans une dépendance de la maison de W. Balcombe, un agent de la Compagnie des Indes, entourée d'églantiers et de palmiers. Il faut attendre que l'aménagement de la résidence de Longwood, située au sommet d'un plateau désertique, soit terminé.

Ici ou ailleurs, pourquoi pas ?

Marchand et les domestiques s'affairent pour reconstituer la chambre dans une pièce aux cloisons de bois que percent les rats. Les Montholon et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils Emmanuel se répartissent comme ils peuvent dans une série de réduits ou sous la tente. Les Bertrand ont choisi une maison située à Hut's Gate, à quelque distance de Briars.