Au travail !
Il recommence à dicter à Las Cases. Il met les autres membres de son entourage à la tâche. Il explore le domaine des Briars, puis, quand il le peut, il va plus loin, sur l'un des chevaux mis à sa disposition par l'amiral Cockburn. Parfois, les deux jeunes filles des Balcombe viennent auprès de lui.
La cadette, Betsy, est gaie, bavarde, espiègle. Il se prête au jeu pour quelques instants. Il rit. Et tout à coup se ferme. Un officier anglais chargé de la surveillance demande à lui être présenté. Il ne reçoit pas ses geôliers. Que le grand maréchal du Palais, Bertrand, le renvoie. Qu'on n'oublie pas qui je suis, maître de ma prison.
- Si l'on veut violer mon intérieur, je vous préviens que les soldats n'y entreront que sur mon cadavre !
L'officier n'insiste pas. Et il en sera de même pour tous ceux qu'il ne veut pas recevoir, qui ne seront admis en audience qu'autant qu'ils se seront soumis à l'étiquette, qu'ils verront les officiers de la Maison impériale, Bertrand, Montholon, Gourgaud.
Je n'accepterai aucune invitation. Ni dîner ni bal. Qu'imagine donc cet amiral Cockburn, que je vais me montrer à ces « rats » ? Derrière ces politesses anglaises, je ne trouve que « malveillances et insultes ».
Il parle avec Las Cases. Souvenez-vous, commence-t-il.
- Sur le Northumberland, comme je ne voulais pas rester à table deux ou trois heures me poussant du vin à me faire ivre, je sortais pour me promener sur le pont. Comme je me levai, l'amiral Cockburn dit d'une manière méprisante : « Je pense que le général n'a jamais lu lord Chesterfield », ce qui voulait dire que je manquais de politesse et ne savais pas me tenir à table. Cockburn n'est qu'un requin ! Qui ose m'appeler général Buonaparte ! De quel droit ? Comme si l'on pouvait me dépouiller de ce que je suis.
Il hausse les épaules.
- Il n'appartient à personne sur la terre de m'ôter les qualifications qui sont les miennes.
Il fait encore quelques pas, puis il ajoute :
- Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait ! Un historien français sera pourtant bien obligé d'aborder l'Empire ; et s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée car les faits parlent et brillent comme le soleil.
Il rentre, recommence à dicter. Il tousse. L'humidité imprègne les murs, il fait froid, et tout à coup c'est un coup de vent sec qui brûle, comme un souffle du désert. Puis voici le brouillard. La sécheresse de l'air fait surgir de la terre une vapeur humide, c'est l'eau des averses précédentes que le sol détrempé dégage ainsi.
Il s'emporte.
- Dans cette île maudite, on ne voit ni soleil ni lune pendant la plus grande partie de l'année, toujours de la pluie et du brouillard !
Il grelotte. Lorsqu'il marche, le souffle lui manque. La nuit tombe. Il murmure : « Encore un jour de moins. »
Mais commence alors le temps qui paraît éternel de la nuit. Il lit. Il se lève. Marchand ou Ali l'éclairent, lui apportent à boire. Il est en sueur. La toux s'obstine. Il suffoque. Il a mal au côté gauche. Il marche dans les petites pièces.
Où vont ces jours et ces nuits ? Quel est le but, sinon la mort ?
- J'ai besoin d'être poussé, dit-il ; le plaisir d'avancer peut seul me soutenir.
Travailler, travailler donc.
Il dicte. Il se fait relire le récit de ses campagnes. Il lit, puisqu'une partie des ouvrages de sa bibliothèque a été enfin débarquée. Mais les Anglais ouvrent sa correspondance, cherchent à l'humilier.
Il est indigné. Geôliers mesquins et sordides !
Il est assis à table. Sa petite Cour l'entoure. Il exige que, pour le dîner, on revête les uniformes, on arbore les décorations, que Mmes Montholon et Bertrand se présentent en robes de cérémonie. L'étiquette, le respect des apparences, la discipline sont une façon de demeurer ce que nous sommes. Tout s'est réduit autour de nous. Plus de palais, plus de chambellans et de courtisans. Préservons ce qui dépend de nous.
Brusquement, il se lève, s'emporte.
- À quel infâme traitement ils nous ont réservés ! Ce sont les angoisses de la mort ! À l'injustice, à la violence, ils joignent l'outrage, les supplices prolongés ! Si je leur étais si nuisible, que ne se défaisaient-ils de moi ? Quelques balles dans la tête et dans le cœur eussent suffi ! Il y eût eu du moins quelque énergie dans le crime.
Il montre la vaisselle impériale, qu'enfin les marins du Northumberland lui ont apportée.
- Si ce n'était vous autres, vos femmes surtout, je ne voudrais recevoir ici que la ration du simple soldat, dit-il.
Il a un rictus de mépris.
- Les souverains d'Europe m'appelaient leur frère. L'empereur d'Autriche était mon beau-père, murmure-t-il. Or, on ne me donne aucune nouvelle de mon fils. On laisse polluer en moi le caractère sacré de la souveraineté ! Je suis entré vainqueur dans leurs capitales ; si j'y eusse apporté les mêmes sentiments, que seraient-ils devenus ?
On se lève de table. Mme Montholon passe dans ce qu'on appelle le salon. Elle va jouer au piano et chanter quelques airs. Il faut que le temps passe, que la nuit soit le plus largement entamée. Il fait taire de la main les bavardages, les querelles qui commencent.
Ils se haïssent entre eux, déjà. Ils jalousent Las Cases parce qu'il reçoit la plupart de mes confidences, que je lui dicte l'essentiel de mes réflexions. Et Gourgaud est envieux de tous.
- Vous m'avez suivi pour m'être agréable, dites-vous ? lui lance Napoléon. Soyez frères ! Autrement, vous ne m'êtes qu'importuns ! Vous voulez me rendre heureux ? Soyez frères ! Autrement, vous n'êtes qu'un supplice ! Je veux que chacun ici soit animé de mon esprit. Je veux que chacun soit heureux autour de moi.
Bertrand ergote, discute le propos.
- Aux Tuileries, vous ne m'auriez pas dit ça !
Ne rien admettre qui m'abaisse. Même s'il s'agit de la maladresse d'un proche. Ne pas laisser entamer une seule ligne de résistance. Tout repousser. N'être surpris par rien. S'attendre au pire.
- Pauvre et triste humanité, dit-il en sortant de la pièce. L'homme n'est pas plus à l'abri sur la pointe d'un rocher que sous les lambris d'un palais ! Il est le même partout ! L'homme est toujours l'homme !
Il s'arrête sur le seuil de sa chambre. Il voit, placés sur un guéridon, le portrait de Marie-Louise et celui de son fils que Marchand a disposés, tentant de reconstituer un décor familier.
On me prive de mon fils.
Il ne veut pas penser à Marie-Louise.
Il dit à mi-voix :
- Il faudrait que les hommes soient bien scélérats pour l'être autant que je le suppose.
Une nuit de moins. Un navire de la Compagnie des Indes a apporté les gazettes du Cap. Les journaux annoncent l'exécution de La Bédoyère, puis l'assassinat de Brune par les royalistes en Avignon.
Horreur. Injustice.
- La Bédoyère était éminemment français, murmure Napoléon. Noble, chevaleresque.
Tant d'hommes sont morts pour moi, pour la France que j'incarnais.
- J'ai plutôt été abandonné que trahi, dit-il. Il y a eu plus de faiblesse autour de moi que de perfidie ; c'est le reniement de saint Pierre, le repentir et les larmes peuvent être à la porte. À côté de cela, qui, dans l'Histoire, eut plus de partisans et d'amis ? Qui fut plus populaire et plus aimé ? Qui, jamais, a laissé des regrets plus ardents et plus vifs ?..
Il repense à La Bédoyère.
- Non, la nature humaine pouvait se montrer plus laide, et moi plus à plaindre !
Tous ces sacrifices, ces actions, cette gloire, mon destin m'imposent ici de faire face. De résister comme ces carrés de la Garde, au milieu desquels, à Waterloo, j'ai reculé, sans que la mort veuille de moi.