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Il sort avec Las Cases. Il croise un vieil esclave. On l'interroge. Il a été arraché à sa famille, déporté ici. Il travaille avec des gestes lents, nobles.

Napoléon écoute ses réponses que traduit Las Cases, puis s'éloigne à pas lents.

- Ce que c'est pourtant que cette pauvre machine humaine, dit-il. Pas une enveloppe qui se ressemble, pas un intérieur qui se diffère, et c'est pour se refuser à cette vérité qu'on commet tant de fautes. Cet homme avait sa famille, ses jouissances, sa propre vie. Et l'on a commis un horrible forfait en venant le faire mourir ici sous les poids de l'esclavage !

Il s'arrête de marcher, regarde Las Cases. Pas de complaisance pour soi. Il ne parle pas de lui. Il n'est pas esclave, jamais il ne le sera.

- J'ai été gâté, il faut en convenir, précise-t-il ; j'ai toujours commandé ; dès mon entrée dans la vie, je me suis trouvé nanti de la puissance, je n'ai plus reconnu ni maître ni lois. Mon cher, il ne saurait donc y avoir ici, avec cet esclave, le moindre rapport. On ne nous a point soumis à des souffrances corporelles, et l'eût-on tenté, nous avons une âme à tromper nos tyrans.

Il prend le bras de Las Cases.

- Notre situation peut même avoir des attraits ! L'univers nous contemple ! Nous demeurons les martyrs d'une cause immortelle ! Des millions d'hommes nous pleurent, la patrie soupire et la gloire est en deuil ! Nous luttons ici contre l'oppression des dieux, et les vœux des nations sont pour nous ! Mes véritables souffrances ne sont point ici ! Si je ne considérais que moi, peut-être aurais-je à me réjouir ! Les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire ! L'adversité manquait à ma carrière !

Il entraîne Las Cases vers la maison. Il faut se remettre au travail.

L'opinion est tout. Et ce que je dicte ici, ce que Las Cases note sculptera mon visage dans les siècles à venir.

Le 10 décembre 1815, il entre dans le domaine de Longwood enfin aménagé. Des soldats anglais rendent les honneurs. Le tambour roule. Le cheval se cabre, et Napoléon l'éperonne.

Il saute à terre. Le plateau est balayé par le vent. C'est donc là qu'on me fait vivre. Les bâtiments sont en bois. Cette ancienne ferme de la Compagnie des Indes a été agrandie. Enfin, une salle de bains ! Des soupentes, hélas, pour Las Cases et son fils. Et des murs déjà imprégnés d'humidité.

Il sort. Il aperçoit des sentinelles placées tous les cinquante pas, et formant un premier cercle de quatre milles autour de la maison et un second concentrique à douze milles. Mais il pourra chevaucher un peu ; peut-être même chasser, ou faire courir cette calèche que Cockburn a consenti à lui accorder.

Mais là n'est pas le plus important. Puisque ici est la prison définitive, mon domaine, c'est moi qui vais en tracer l'enceinte, en définir les règles.

Il convoque Gourgaud, Montholon, Las Cases. L'emploi du temps sera précis, et devra être respecté. Il dictera chaque matin. On se relaiera autour de lui pour prendre sous la dictée le récit de ses campagnes et de son règne. Les audiences seront réglées avec autant de minutie que dans les palais impériaux. Les dîners se tiendront à huit heures, les officiers seront en grande tenue et les dames en robes décolletées. Il donne à chaque membre de sa maison une fonction précise. Le but ?

Maintenir. Résister. Ne pas se laisser ronger par le désespoir. La monotonie. Rejeter toutes les mesures dictées par les Anglais qui n'ont pas été soumises d'abord à l'occupation de l'Empereur et les considérer comme des vexations.

Que veulent ces officiers qui me surveillent quand je me promène ? Suis-je en cage ?

Le 7 janvier 1816. Cipriani, le maître d'hôtel, revient de Jamestown avec les journaux apportés par une frégate qui vient de relâcher dans le port. Murat a été fusillé par les Calabrais. Et Ney par les Français !

Napoléon s'éloigne. Il veut rester seul.

Puis, en rentrant dans le salon après avoir traversé ce qu'on appelle le parloir, il murmure :

- C'est affreux, mais les Calabrais ont été plus généreux, plus humains que ceux qui m'ont envoyé ici.

Mais il ne faut pas capituler. Vivre et travailler, au contraire, afin de ne pas laisser disparaître ou ternir ce que j'ai fait, avec La Bédoyère, Murat, Ney, Brune, et tous ces compagnons morts, Muiron, Duroc, Bessières, Berthier, Lannes, Desaix.

Il interroge le fils de Las Cases. L'adolescent répond avec exactitude, connaît l'histoire grecque et latine. Il a fréquenté le lycée Napoléon.

- Quelle jeunesse je laisse après moi ; c'est pourtant mon ouvrage, elle me vengera suffisamment par tout ce qu'elle vaudra, dit Napoléon. À l'œuvre, il faudra bien, après tout, que l'on rende justice à l'ouvrier. Si je n'eusse songé qu'à moi, à mon pouvoir, ainsi qu'ils l'ont dit et le répètent sans cesse, si j'eusse réellement eu un autre but que le règne de la raison, j'aurais cherché à étouffer les lumières sous le boisseau ; au lieu de cela, on ne m'a vu occupé que de les produire au grand jour. Et encore n'a-t-on pas fait pour ces enfants tout ce dont j'avais eu la pensée. Mon université, telle que je l'avais conçue, était un chef-d'œuvre dans ses combinaisons, et devait en être dans ses résultats nationaux.

Brusquement, il s'enferme dans sa chambre. Il vient d'apercevoir un groupe d'officiers anglais.

C'est sans doute le nouveau gouverneur, Hudson Lowe, qui vient se présenter. Pourquoi ne s'annonce-t-il pas ? Que croit-il ? Que je suis disposé à le recevoir, comme un prisonnier auquel on impose ce que l'on veut ?

Tout ce qu'il sait de cet homme le lui rend détestable. Il lui semble qu'on l'a choisi pour l'humilier. Hudson Lowe a combattu à Toulon, comme tant d'officiers anglais. Mais il a participé au siège de Bastia. Il a même logé dans la maison des Bonaparte à Ajaccio. Puis il a pris la tête d'un régiment de Corses qui avaient choisi le parti anglais, comme Pascal Paoli. Et, avec ces Corsican Rangers, il a combattu en Égypte.

Napoléon s'approche de l'une des fenêtres et aperçoit cette grande silhouette maigre, ces cheveux roux, ce teint rouge.

- Il est hideux, c'est une face patibulaire. Une figure d'hyène prise au piège, dit-il à Las Cases.

Puis, en haussant les épaules, il ajoute :

- Mais ne nous hâtons pas de prononcer : le moral, après tout, peut raccommoder ce que cette figure a de sinistre ; cela ne serait pas impossible.

Mais non. Il suffit de quelques jours pour s'assurer que ce visage exprime un caractère.

Qu'est-ce que cet homme-là, qui veut réduire l'espace où je peux me promener, qui me fait espionner, qui ne transmet aucune lettre, qui exige que je réduise le train de ma maison en renvoyant quatre personnes, qui veut restreindre mes dépenses ? C'est un bourreau ! Un homme qui n'a commandé que des déserteurs, corses, calabrais, napolitains, siciliens !

Il ne me verra pas. Je ne plierai pas devant lui.

- Il n'est qu'un scribe, comme nous en avons vu passer dans les états-majors, qui n'a jamais rien fait qu'écrivailler et faire des comptes.

Napoléon accepte de recevoir l'amiral Malcom, qui a pris en charge le commandement de la flotte et de la garnison de Sainte-Hélène. Voilà un véritable officier, et non un geôlier, un bourreau méprisable.

- J'ai gouverné, et je sais qu'il y a des missions et des instructions qu'on ne donne qu'à des hommes déshonorés. L'emploi qu'on a donné à Hudson Lowe est celui d'un bourreau, commente Napoléon. Il veut m'enfermer. Il veut me réduire à la médiocrité.

Qu'on vende la vaisselle d'argent après en avoir brisé tous les signes impériaux, qu'on la vende au poids du métal ! Et que cela fasse connaître à l'Europe à quoi m'ont réduit l'Angleterre et son représentant, Hudson Lowe.