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- Il me connaît peu. Mon corps est aux méchants, mais mon âme est libre, elle est aussi fière que si j'étais à la tête de six cent mille hommes et que si j'étais sur mon trône, faisant des rois et distribuant des couronnes.

Et c'est un homme comme Hudson Lowe qui prétendrait savoir qui je veux et dois inviter à Longwood ?

Napoléon dicte une Remontrance, où il résume tous les griefs contre le sort qui lui est fait. L'Angleterre a violé le droit en le considérant comme prisonnier de guerre, en le déportant sur ce rocher perdu. Là, on le persécute. On lui interdit de correspondre librement.

- Le spectacle d'un grand homme aux prises avec l'adversité est le spectacle le plus sublime. Ceux qui, dans cette position, manquent à Napoléon, n'avilissent que leur propre caractère et la nation qu'ils représentent, dit-il.

Il parle calmement. Il ne s'emportera pas. Il ne se laissera pas entamer, même si la colère et le mépris pour Hudson Lowe, pour ces souverains qui le privent de son fils, qui ont détourné l'amour de sa femme, qui l'ont appelé frère et qui maintenant s'entendent pour le tuer lentement l'envahissent.

- Il faut plus de courage pour souffrir que pour mourir, dit-il en regardant l'un après l'autre ses proches, dont il devine la lassitude, la peur même.

Il doit les tenir comme une troupe toujours prête à se débander, à être saisie par la panique.

- L'homme ne marque dans la vie qu'en dominant le caractère que lui a donné la nature, dit-il. Vous m'avez suivi pour adoucir mes peines, comment ce sentiment ne suffirait-il pas pour tout maîtriser ?

Puis il fait l'inventaire, avec Las Cases, de ce qu'il possède encore en argent, qu'on peut vendre à Balcombe, le propriétaire du domaine des Briars, trop heureux de faire un substantiel profit. On peut aussi obtenir des lettres de change sur des banques anglaises, ou bien à Paris, chez Laffitte. Joseph, installé aux États-Unis, a une fortune considérable. Eugène dispose de quarante millions. Ne peuvent-ils aider la Maison impériale à tenir son rang à Sainte-Hélène ? Parce que tenir son rang, c'est résister à ceux qui veulent me réduire à n'être plus rien.

- Je désire pourvoir à tous mes besoins, dit-il, mais si, par une de ces contradictions qui sont le vrai caractère de l'injustice, le gouvernement anglais me refuse le moyen de le faire, j'irai m'inscrire à l'ordinaire des grenadiers, des braves du 53e régiment. Ils ne refuseront pas l'hospitalité au premier soldat de l'Europe.

Il va se retirer dans sa chambre.

Il murmure à Marchand qui l'aide à se déshabiller :

- C'est la nuit qui est le temps difficile. Je voudrais travailler jusqu'à deux heures du matin et alors dormir. À neuf heures, j'ai sommeil, je dors deux heures, quelquefois une demi-heure, et ensuite me réveille. Les idées de la nuit ne sont pas gaies.

Il tousse. Les jambes, le ventre sont douloureux. Les yeux brûlent et coulent. Il marche avec difficulté. Il monte moins souvent à cheval, se promène en calèche. Mais au diable ces Anglais qui le surveillent ! Que craignent-ils, une évasion ?

Il reste immobile, somnole, puis tout à coup se met à dicter un nouveau chapitre de la campagne d'Égypte ou bien de la campagne de France.

La nuit, il songe.

Si c'était à refaire... Quel roman que ma vie. Si au lieu de l'expédition d'Égypte, j'avais fait celle d'Irlande ! À quoi tient la destinée des Empires ! Que nos révolutions sont petites et imparfaites dans l'organisation de l'univers !

Il tousse encore. La douleur se répand du ventre à la poitrine. Il se lève, fait quelques pas. Les rats s'enfuient. Il veut prendre son chapeau. Un rat énorme, noir, s'en échappe puis traverse la chambre.

L'eau dégouline à travers les plafonds troués. Le linge et les vêtements moisissent.

Il sort. Le temps a déjà changé. C'est la chaleur. Le vent. Il regarde ce plateau au centre duquel Longwood est bâti. Pas un arbre. Pas de source. Pas de pelouse.

Il aperçoit au loin les bâtiments cossus de Plantation House, entourés de verdure. C'est là que s'est installé Hudson Lowe.

Maudit soit cette hyène, qui refuse de me laisser parcourir l'île à ma guise !

Cet homme veut ma mort. Il a pour instruction de me tuer !

Il faut protester, se battre, ne pas céder.

Au capitaine d'une frégate, la Havannah, qui a voulu lui présenter ses respects, qui refuse pourtant de prendre un pli pour l'Europe et qui s'enquiert des désirs de Napoléon, il dit d'une voix forte :

- On veut savoir ce que je désire ? Je demande ma liberté ou mon bourreau. Rapportez ces paroles à votre prince-régent. Je ne demande plus de nouvelles de mon fils, puisqu'on a eu la barbarie de laisser mes premières demandes sans réponse. Je n'étais pas votre prisonnier : les sauvages eussent eu plus d'égards pour ma position. Vos ministres ont indignement violé en moi le droit sacré de l'hospitalité ; ils ont entaché votre nation à jamais.

Combien de jours encore à rester dans cette « île trop petite pour moi, qui, chaque jour, faisais dix, quinze, vingt lieues à cheval ! Le climat n'est pas le nôtre. Ce n'est ni notre soleil ni nos saisons. Tout, ici, respire un ennui mortel. La position est désagréable, insalubre, il n'y a point d'eau. Ce coin de l'île où l'on m'a relégué est désert, il a repoussé ses habitants ».

Il sait bien pourquoi l'on a choisi Longwood, pour pouvoir le surveiller, guetter chacun de ses mouvements, chaque visite.

- Qu'Hudson Lowe m'envoie un cercueil ! Deux balles dans la tête, voilà ce qu'il faut.

Mourir ?

La mort va le prendre ici. Il se sent souvent las. Il grossit. Cet homme bedonnant aux membres maigres dont il aperçoit la silhouette dans un miroir, c'est lui ! Voilà ce que la vie a fait de moi.

Mourir ? Quand ? Comment ? Il y songe chaque jour.

Il ne ressent aucune angoisse, plutôt une sorte de curiosité.

- L'homme ne doit jurer de rien sur tout ce qui concerne ses derniers instants, dit-il à Las Cases.

« Dire d'où je viens, reprend-il, ce que je suis, où je vais, est au-dessus de mes idées, et pourtant tout cela est. Je suis la montre qui existe et qui ne se connaît pas. Mais je puis paraître devant ce tribunal de Dieu, je puis attendre son jugement sans crainte.

Il montre à Las Cases les feuillets que celui-ci a couverts d'une écriture abrégée pour pouvoir suivre la dictée rapide de Napoléon.

- Je n'ai voulu que la gloire, la force, le lustre de la France ; toutes mes facultés, tous mes efforts, tous mes moments étaient là. Ce ne saurait être un crime, je n'ai vu là que des vertus.

Il fait quelques pas.

- Je suis sorti des rangs du peuple, reprend-il, aucun des actes de ma vie n'a trahi mon origine ; aucun des intérêts du peuple n'a été méconnu par mes actes comme Empereur, tous ont été la préoccupation constante de ma pensée quand je régnais.

Je ne règne plus. Je ne régnerai plus. On me laissera mourir ici. Cette humidité me ronge. Et les puissances coalisées se sont entendues pour me laisser pourrir sur ce rocher. Les commissaires autrichien, russe, français sont arrivés. Face à eux tous, mon seul pouvoir est la pensée, ces phrases que je dicte à Las Cases et qui s'inscriront dans les esprits et y demeureront après ma mort. Que me reste-t-il d'autre ? J'ai tout vécu. Même la grâce de Mme Montholon et la force de Mme Bertrand ne m'attirent plus. On jase pourtant. Mais que m'importe !

Cela aussi, c'est le passé.