Il dit à Gourgaud :
- Vous êtes jeune. Parlons de nos amours, des femmes. Elles auraient été le charme de ma vie, si j'en avais eu le temps, mais les heures étaient si courtes, j'avais tant de choses à faire !
Il regarde longuement le portrait de Marie-Louise, puis du roi de Rome. Il parle de Joséphine.
- Elle a donné le bonheur à son mari et s'est constamment montrée son amie la plus tendre. Elle professait à tout moment et en toutes occasions la soumission, le dévouement, la complaisance la plus absolue. Aussi lui ai-je toujours conservé les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance.
Pourquoi me rappeler ses trahisons ?
Mais je me souviens de tout. « Une tête sans mémoire est une place sans garnison. » Et la mienne est pleine de troupes.
Il dicte. Il n'oublie rien, il vérifie après coup. Tout ce qu'il a vécu, lu est présent. Il s'arrête. Il est quatre heures, ce 25 novembre 1816. Il voit tout à coup un groupe de cavaliers se diriger vers Longwood. À leur tête, Hudson Lowe.
Il dit à Bertrand :
- Allez voir ce que veut cet animal.
Les Anglais ont décidé d'arrêter Las Cases et son fils. Las Cases est accusé d'avoir tenté de faire passer en secret une lettre en Europe, par l'intermédiaire d'un domestique.
Le père et le fils s'éloignent, entourés par des soldats qui portent deux malles de papiers.
Imprudent Las Cases, qui compromet mon projet. Si Hudson Lowe s'empare de ces écrits, les détruit, que me restera-t-il ?
« Avec ce boia - bourreau -, il n'y a ni sécurité ni garantie. Il viole toutes les lois. La joie rayonnait dans ses yeux quand il est venu, parce qu'il a trouvé un nouveau moyen de nous tourmenter.
Comme il entourait la maison avec son état-major, j'ai cru voir des sauvages de la mer du Sud dansant autour des prisonniers qu'ils vont dévorer !
« Mon cher, ils me tueront ici, c'est certain ! »
Hudson Lowe va expulser Las Cases, et peut-être ce dernier n'en est-il pas mécontent ! Tels sont les hommes, et comment le lui reprocher ? Qu'il publie ce que j'ai dicté, puisqu'il sait faire des livres.
« Mon cher comte de Las Cases, commence à écrire Napoléon le 11 décembre 1816, mon cœur sent vivement ce que vous éprouvez, vous êtes enfermé au secret. Votre conduite à Sainte-Hélène a été comme votre vie, honorable et sans reproche : j'aime à vous le dire.
« Votre société m'était nécessaire. Seul vous lisez, vous parlez et entendez l'anglais. Combien vous avez passé de nuits pendant mes maladies. Cependant je vous engage et au besoin vous ordonne de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le Continent. Ce sera pour moi une grande consolation que vous savoir en chemin pour de plus fortunés pays. »
Puisque Las Cases doit et sans doute veut partir, que ce soit avec mon assentiment !
Napoléon reprend.
« Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'en ai aucune nouvelle, ni directe, ni indirecte.
« Toutefois consolez-vous et consolez mes amis. Mon corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de mes ennemis : ils n'oublient rien de ce qui peut assouvir leur vengeance, ils me tuent à coups d'épingle ; mais la Providence est trop juste pour qu'elle permette que cela se prolonge longtemps encore.
« Comme tout porte à penser qu'on ne vous permettra pas de venir me voir avant votre départ, recevez mes embrassements, l'assurance de mon estime et mon amitié : soyez heureux !
« Votre dévoué : Napoléon. »
36.
Est-ce possible ?
Il n'y a qu'un peu plus de quatorze mois qu'il vit sur cette île insalubre, qu'on l'a enterré là, plutôt, et ce lundi 1er janvier 1817 il se sent accablé, avec l'impression qu'il est là depuis toujours. Le brouillard recouvre le plateau. L'humidité suinte. Les rats sont au travail. Mais quand cessent-ils ? Ils courent, ils couinent, ils rongent, ils traversent la chambre, la salle à manger. On les chasse, ils reviennent, insolents, indifférents, agressifs. Comment célébrer ce début de l'année 1817 ?
- Je suis dans un tombeau, dit-il à Montholon et à Bertrand. Je ne me sens pas le courage d'une fête de famille.
Plus tard, peut-être, quand il aura lu, dicté. Mais Las Cases n'est plus là, et il se persuade que, l'un après l'autre, ses proches vont le quitter.
Mme de Montholon est enceinte et ne rêve que de départ. Gourgaud s'en prend aux uns et aux autres parce qu'il ne supporte plus l'inactivité. Il est jeune, vigoureux. Et Mme Bertrand proclame partout qu'elle ne veut pas passer un nouveau printemps ici. Il me restera Marchand. Peut-être ! Parce que certains domestiques intriguent eux aussi pour regagner l'Europe.
Il murmure à Montholon :
- Je vous verrai vers quatre heures, le travail aura chassé les pensées de la nuit.
Il commence à dicter ses réflexions sur la campagne de France, les Cent-Jours, Waterloo. Mais il s'interrompt vite. Est-ce que tout cet effort a un sens ?
Il dit à Montholon :
- À quoi bon présenter tous ces Mémoires à la postérité ? Nous sommes des plaideurs qui ennuient leur juge. La postérité saura bien découvrir la vérité sans que nous nous donnions tant de peine pour la faire parvenir.
Il retourne dans sa chambre, s'allonge. Il éprouve de plus en plus le besoin de dormir, de somnoler, comme une manière d'oublier. Puis il se redresse. Il faut encore combattre. Il doit tenir jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent. Il rentre au salon, distribue des cadeaux aux uns et aux autres, joue quelques instants avec les enfants. Puis il entend Gourgaud qui proteste. Encore des rivalités. Encore des querelles stupides. Il crie à Gourgaud :
- Vous voudriez être le centre de tout, ici. C'est moi qui suis le centre. Si vous êtes si mal, vous pouvez nous quitter !
Qu'ils partent tous, qu'ils me laissent. Il n'a besoin de personne.
- La postérité me fera justice, dit-il en allant et venant. La vérité sera connue et le bien que j'ai fait sera jugé avec mes fautes. Si j'avais réussi, je serais mort avec la réputation du plus grand homme de tous les temps. Et même n'ayant pas réussi, on me croira un homme extraordinaire. J'ai livré cinquante batailles rangées que j'ai presque toutes gagnées ! J'ai créé un code de lois qui portera mon nom aux siècles les plus reculés. Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L'Europe était à mes pieds.
Voilà ce que je suis, ce que personne ne peut me retirer. Et j'étais la voix des temps nouveaux.
- J'ai toujours cru que la souveraineté était dans le peuple. Et véritablement, le gouvernement impérial était une sorte de république. Appelé à être son chef par la voix de la nation, ma maxime a été la carrière ouverte aux talents, sans distinction de fortune, et ce système d'égalité est cause de la haine de l'oligarchie anglaise.
Il rentre dans sa chambre. À quoi cela sert-il de proclamer ainsi ce qu'il a fait, le principe du régime impérial, alors qu'il est enfermé, surveillé dans cette île aux mains de Hudson Lowe, ce bourreau-geôlier qui cherche à le détruire, à le priver de ce qui peut apporter un réconfort ?
Il regarde ce buste du roi de Rome qu'un marin a apporté de Londres.
Mon fils. Et Hudson Lowe voulait briser le bibelot pour vérifier qu'il ne contenait pas de message !
Le gouverneur a même interdit à un passager de l'un des navires qui font escale à Jamestown de rapporter ce qu'il savait de Marie-Louise et du roi de Rome.
« Les anthropophages de l'Océanie ne le feraient pas ! Avant de dévorer leurs victimes, ils leur accorderaient la consolation de s'entretenir ensemble. Les cruautés qui se font ici seraient désavouées par les cannibales ! »