Il soupire. Il grimace de douleur.
- Je suis plongé dans une stupeur léthargique, il faut que je fasse un effort lorsque je veux soulever mes paupières.
Il écoute Antommarchi qui l'incite à se lever, à se rendre au jardin afin de faire quelques pas.
- Soit, dit-il, mais je suis bien faible, mes jambes chancelantes ont peine à me porter.
Il marche cependant, refuse l'aide d'Antommarchi. Il dit, les dents serrées :
- Ah, docteur, comme je suis fatigué ! Je sens que l'air pur que je respire me fait du bien. N'ayant jamais été malade et n'ayant jamais pris de remèdes, je ne puis guère me connaître en semblables matières. L'état où je me trouve aujourd'hui me paraît même si extraordinaire que j'ai peine à le concevoir.
Il rentre à pas lents. C'est le 26 décembre 1820. On a apporté de Jamestown un paquet de journaux arrivés d'Europe.
Il les parcourt, les yeux mi-clos. L'un d'eux annonce la mort d'Élisa, le 7 août 1820 dans son domaine de Villa Vicentina, non loin d'Apulée. La sœur de Napoléon est âgée de quarante-trois ans.
Il tend le journal à Antommarchi.
- La princesse Élisa est morte, dit-il. Eh bien, vous le voyez, Élisa vient de nous montrer le chemin ; la mort qui semblait avoir oublié ma famille commence à la frapper. Mon tour ne peut tarder longtemps. La première personne de notre famille qui doit suivre Élisa dans la tombe est ce grand Napoléon qui plie sous le faix et qui pourtant tient encore l'Europe en alarme.
37.
Ce n'est pas cela, vivre.
Il vomit. On le change de lit. Il ne se rase pas. On l'aide à marcher jusqu'à la calèche. Il croit qu'il va mieux, que la maladie recule, mais déjà la fatigue s'abat, la faim qu'il avait cru retrouver disparaît. Il avale un consommé, des gelées, et il sent que la douleur et ce voile noir qui lui couvre la tête reviennent l'envelopper.
Il murmure en plaçant sa main sur l'estomac :
- J'ai ici une douleur vive et aiguë qui, lorsqu'elle se fait sentir, semble me couper comme avec un rasoir ; pensez-vous que ce soit le pylore qui soit attaqué ? Mon père est mort de cette maladie à l'âge de trente-cinq ans, ne serait-ce pas héréditaire ?
Mais comment faire confiance à ce dottoraccio d'Antommarchi, qui ne sait rien, qui s'absente ?
- Je ne veux pas avoir deux maladies, celle de la nature et celle du médecin.
Il faut accepter pourtant du quinquina, de l'émétique.
- Ah, docteur, comme je souffre.
Il se roule par terre, il vomit.
- Ces diables de médecins sont tous les mêmes, quand ils veulent faire faire une chose à leur malade, ils le trompent et lui font peur.
Mais celui-là est « bête, ignorant, fat, sans honneur, débarrassez-moi de lui ! J'ai fait mon testament, j'y lègue à Antommarchi vingt francs pour acheter une corde pour se pendre » !
Il vomit encore.
- Je veux que vous fassiez appeler Arnott, pour me soigner à l'avenir.
Il se laisse ausculter par le médecin anglais de la garnison de Sainte-Hélène. Il se redresse.
Les oligarques sont partout les mêmes, dit-il, importants et insolents tant qu'ils commandent, lâches dès que le danger est arrivé ! Les lâches, tenir un homme désarmé sur un rocher ! Ils sont tous de même. J'ai vu les oligarques de Venise, la veille du jour où ils ont péri, aussi importants que les oligarques d'Angleterre.
Il murmure à Marchand :
- Ce ne sera pas long, mon fils, ma fin approche, je ne puis aller loin.
Marchand proteste.
- Il en sera ce que Dieu voudra, reprend Napoléon.
Il essaie de travailler, de lire quelques-uns des ouvrages que lady Holland lui a envoyés. Il parcourt les volumes qui retracent ses Victoires et Conquêtes.
- Dans cinq cents ans, murmure-t-il, les Français ne rêveront qu'à moi. Ils ne parleront que de la gloire de mes brillantes campagnes. Malheur à qui dira du mal de moi. Moi-même, en lisant ces campagnes, je suis ému. Tous les Français doivent se sentir braves en lisant cela.
Il se laisse tomber en arrière, terrassé, puis se redresse.
- Il n'y a que la République qui puisse aujourd'hui rendre à la France quelque énergie et la liberté.
Il repousse le repas qu'on lui présente.
- Tout me répugne, tout m'inspire du dégoût. Je ne puis souffrir la substance solide la plus légère.
Il ferme les yeux.
- La machine est usée, elle ne peut plus aller, c'est fini, je mourrai ici.
Il perd la notion du temps. On lui répète la date, l'année.
On est donc déjà le mardi 27 mars 1821. Il aura cinquante-deux ans dans quelques mois.
- Si je finissais ma carrière à présent, dit-il à Bertrand, ce serait un bonheur. J'ai désiré par moments mourir, je ne le crains pas. Ce serait pour moi un bonheur de mourir dans quinze jours. Qu'ai-je à espérer ? Peut-être une fin plus malheureuse.
Il tente de se lever. Il passe sa redingote par-dessus sa robe de chambre, coiffe son bicorne, fait quelques pas appuyé sur le bras de Bertrand. Il avance en pantoufles jusqu'au jardin.
- Ah, pourquoi, puisque je devais la perdre d'une manière aussi déplorable, les boulets ont-ils épargné ma vie ?
Il a des vertiges.
- La seule chose à craindre, dit-il, est que les Anglais ne veuillent garder mon cadavre et le mettre à Westminster.
Il s'arrête.
- Mais qu'on les force à le rendre à la France. Après m'avoir assassiné, c'est le moins qu'on rende mes cendres à la France, la seule patrie que j'aie aimée, et où je désire être enterré.
Il se plie en deux. Il vomit.
- L'immortalité..., commence-t-il en s'allongeant précautionneusement sur son lit, dans la chambre plongée dans la pénombre.
Il geint. On entend le piétinement des rats sur le parquet.
- L'immortalité, reprend-il, c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Cette idée porte aux grandes choses. Mieux vaudrait ne pas avoir vécu que de ne pas laisser de traces de son existence.
Il somnole. Tout à coup, il se redresse, vomit. Il refuse d'abord ce médicament qu'on lui présente. Qu'est-ce ? Mixture d'opium, de quinine, infusion de cannelle, calomel, ce remède à base de mercure.
Il a une grimace de dégoût.
- C'est une chose inouïe que l'aversion que je porte aux médicaments, murmure-t-il. Je courais les dangers avec indifférence. Je voyais ma mort sans émotion. Et je ne peux, quelque effort que je fasse, approcher de mes lèvres un vase qui renferme la plus légère préparation.
Sa tête retombe. Il est épuisé. Il avale.
- Quod scriptum, scriptum, murmure-t-il. Douteriez-vous, docteur, que tout ce qui arrive est écrit, que notre heure est marquée ?
Il ouvre les yeux.
- Une comète, dit-il en s'efforçant de lever le bras pour montrer le ciel, ce fut le signe précurseur de la mort de César.
38.
Il est en sueur. On le change une nouvelle fois.
- Ne me brutalisez pas, dit-il en se dégageant des mains de Marchand et de Montholon.
Il vomit. Il sent dans sa bouche cette amertume, cette impression de terre noire, et c'est cette couleur-là qui tache le gilet, les draps.
Le docteur Arnott lui répète que son état n'est pas désespéré.
- Docteur, vous ne dites pas la vérité. Vous avez tort de vouloir me cacher ma position, je la connais.
Arnott lui tend des pilules purgatives.
Pour qui le prend-on ?
- Ma machine est un peu comme les éléphants, on les mène avec une ficelle et on ne peut les conduire avec une corde.
Il s'assoit, se redresse tout à coup. On est le vendredi 13 avril 1821. Il n'est que temps, murmure-t-il. Il doit dicter son testament. Il appelle Montholon.