- Je vais mieux aujourd'hui, dit-il, mais ma fin est proche. Il fait un signe : que Montholon s'installe là, au pied du lit, qu'il note.
« Je meurs dans la religion apostolique et romaine dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. »
Il s'interrompt, tousse, murmure :
- Dans la réalité, je meurs théiste, croyant à un Dieu rémunérateur et principe de toutes choses ; mais je déclare mourir dans la religion catholique parce que je crois cela convenable à la moralité publique.
Sa tête s'affaisse. Il vomit des glaires noires. Il murmure :
- Je suis né dans la religion catholique, je veux remplir les devoirs qu'elle impose et recevoir les secours qu'elle administre. Il appelle l'abbé Vignali.
- Savez-vous ce qu'est une chapelle ardente ? demande-t-il d'une voix calme.
- Oui, Sire.
- Eh bien, vous desservirez la mienne lorsque je serai à l'agonie ; vous ferez dresser un autel dans la pièce voisine et vous exposerez le saint-sacrement, et vous direz les prières des agonisants.
Il se tourne vers le docteur Antommarchi qui a esquissé un sourire.
- Vos sottises me fatiguent, monsieur, je puis bien pardonner votre légèreté et votre manque de savoir-vivre, mais un manque de cœur, jamais ; retirez-vous.
Il a du mal à reprendre son souffle. Il veut être seul avec Mon tholon. Il recommence à dicter.
« Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.
« J'ai toujours eu à me louer de ma très chère épouse Marie-Louise, je lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments. Je la prie de veiller pour garantir mon fils des embûches qui environnent encore son enfance. »
Il se tourne difficilement vers la cheminée, tend la main vers le buste du roi de Rome, puis continue.
« Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre, ni nuire en aucune manière à la France. Il doit adopter ma devise : "Tout pour le peuple français."
« Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son sicaire. Le peuple anglais ne tardera pas à me venger. »
Il reste un long moment silencieux. Montholon veut s'éloigner. Napoléon vomit. Marchand lui enveloppe les pieds, mais il continue de grelotter.
- Mon fils, il est temps que je termine, dit-il, je le sens. Il serre les dents, reprend la dictée.
« Les deux issues si malheureuses des invasions de la France, lorsqu'elle avait encore tant de ressources, sont dues aux trahisons de Marmont, Augereau, Talleyrand et La Fayette : je leur pardonne. Puisse la postérité française leur pardonner.
« Je remercie ma bonne et très excellente mère ; le cardinal, mes frères... »
Il n'a plus de force.
- Allons, dit-il, allez-vous-en recopier ce que je vous ai dicté, et après-demain, qui sera mon bon jour, nous le relirons. Vous me le dicterez, et je l'écrirai.
Il faut que ma vie soit en ordre, que je n'oublie aucun de ceux qui m'ont aidé, soutenu, servi.
Le dimanche 22 avril, il copie les codicilles. Il lègue aux uns et aux autres. À Montholon, deux millions, « comme preuve de satisfaction des soins filials qu'il m'a rendus depuis six ans et pour l'indemniser des pertes de son séjour à Sainte-Hélène ». Bertrand, Marchand, les serviteurs, Las Cases et aussi certains généraux, les fils et petits-fils de La Bédoyère, de Muiron, tous ceux-là doivent recevoir la preuve de ma reconnaissance. Et 100 000 francs aussi pour le chirurgien en chef Larrey, « l'homme le plus vertueux que j'ai connu ».
Il faut donc écrire au banquier Laffitte pour qu'il verse les sommes fixées. Les intérêts des cinq millions que je lui ai confiés iront aux blessés de Waterloo et aux officiers et soldats du bataillon de l'île d'Elbe.
Il suit avec de plus en plus de peine ce que dicte Montholon, or il doit recopier de sa main le testament, les codicilles, les sceller, désigner l'exécuteur testamentaire. Ce sera Marchand.
Il a presque terminé, quand Marchand lui apporte un journal anglais dont un article dénonce une fois de plus l'exécution du duc d'Enghien, et accable Caulaincourt et Savary, les accuse de ce « crime ». Napoléon se redresse, se penche. Il faut qu'on ajoute quelques lignes, dit-il. Il a la voix cassée.
« J'ai fait arrêter le duc d'Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français, lorsque le comte d'Artois entretenait de son aveu soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais de même. »
Il se laisse retomber, puis recopie lentement ces lignes.
Il vomit.
- J'ai trop écrit. Ah, quelle souffrance, quelle oppression. Je suis affaissé, je n'en puis plus. Je sens à l'extrémité gauche de l'estomac une douleur qui m'accable.
Vomissements. Hoquets. Puis quelques heures de mieux.
Mon fils.
Il faut dicter encore ce que doivent dire à mon fils mes exécuteurs testamentaires quand ils le verront.
Il appelle Montholon, il parle la voix entrecoupée de quintes de toux, de vomissements.
« Mon fils ne doit pas songer à venger ma mort. Il doit en profiter. Que le souvenir de ce que j'ai fait ne l'abandonne jamais, qu'il reste toujours comme moi français jusqu'au bout des ongles. On ne fait pas deux fois la même chose dans un siècle. J'ai été obligé de dompter l'Europe par les armes. Aujourd'hui, il faut la convaincre. J'ai sauvé la Révolution qui périssait, je l'ai lavée de ses crimes, je l'ai montrée au monde resplendissante de gloire. J'ai implanté en France et en Europe de nouvelles idées, elles ne sauraient rétrograder. Que mon fils fasse éclore tout ce que j'ai semé. »
Il respire mieux. Les nausées semblent avoir disparu.
« Que mon fils méprise tous les partis, qu'il ne voie que la masse. La France est un pays où les chefs ont le moins d'influence. S'appuyer sur eux, c'est bâtir sur du sable. On ne fait de grandes choses en France qu'en s'appuyant sur les masses. La nation française est la plus facile à gouverner quand on ne la prend pas à rebours ; rien n'égale sa compréhension prompte et facile ; elle distingue à l'instant même ceux qui travaillent pour elle ou contre elle ; mais il faut toujours parler à ses sens, sinon son esprit inquiet la ronge ; elle fermente et s'emporte. »
Il s'arrête. La sueur l'a recouvert. Mais il interdit à Montholon d'approcher. Il veut poursuivre.
« Le peuple français a deux passions également puissantes qui paraissent opposées et qui cependant dérivent du même sentiment, c'est l'amour de l'égalité et des distinctions. Un gouvernement ne peut satisfaire à ces deux besoins que par une excessive justice...
« Que mon fils lise et médite souvent l'Histoire, c'est là la seule véritable philosophie... Mais tout ce qu'il apprendra lui servira peu s'il n'a pas au fond du cœur ce feu sacré, cet amour du bien qui seul fait les grandes choses.
« Mais je veux espérer qu'il sera digne de sa destinée. »
Il s'effondre. Il vomit.
Il a encore à dire. Il veut que tout ce qu'il possède soit réparti avec exactitude. Chaque bien est comme une unité sur un champ de bataille, chaque disposition testamentaire est un signe, un commandement, comme pour une manœuvre. C'est ma dernière bataille.
Il dicte, écrit. Son fils, le comte Léon, doit être doté. Il serait bien qu'il entre dans la magistrature. Il désire que son second fils adultérin « Alexandre Walewski soit attiré au service de la France dans l'armée ». Qu'on n'oublie pas le fils ou le petit-fils du baron du Theil, lieutenant général d'artillerie qui fut si généreux avec moi à Auxonne.