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A Guytou, mon soleil de minuit.

Titan

Après avoir pris connaissance de cette déclaration fulgurante, je feuillette le book.

Chaque cahier est ponctué d'une illustration de Brueghel (pas l'Ancien, l'un de ses descendants), tirée sur bouffant anorexique.

— Eh bien ? demandé-je.

Comblé par mon manque de perspicacité (tous les subalternes sont charognards), il adopte un air avantageux.

— Mate de près les pages de dessins !

— Elles sont épaisses, noté-je.

— Elles peuvent !

Il se penche sur l'incunable, avance ses gros doigts aux ongles noirs vers une illustration, la grattouille à l'un de ses angles et finit par l'ouvrir sur sa partie supérieure, ce qui révèle une sorte de pochette.

Il renverse alors le livre et le secoue légèrement.

Une poudre blanche pleut.

— Paraîtrait qu'y mettaient vingt-cinq grammes de schnouf par gravure, assure mon collaborateur. Multiplié par dix, ça donne un' demi-livre d'neige. Idéal pour coltiner d'la blanche, tu croives pas ?

— Chapeau ! complimenté-je.

Il lisse l'ouverture entre pouce et index : la planche récupère son aspect normal.

— Ils ont avoué ?

— La Beauharnais ! L'aut' bat à Niort ! Mais j'désespère pas. On a tout' la noye pou' travailleller la question. J'suve persuadé qu'ils ont bien d'aut' confidences à larguer. Leur pétard, si tu voudras l'fond d'ma pensée, n'était pas nécessaire pour livrer d'la neige !

Je médite, obscur témoin. Fortement ébranlé par ses déclarations et découvertes.

— Qui sont les gens en train de poireauter dans le hall ? bifurqué-je.

— Des invités à la fiesta, j'sus été leur mett' quèques baffes dans l'portrait pour qu'y prend' patience…

Un aboiement réverbéré par le hall attire soudain notre attention.

— Salami ? identifie Alexandre-Benoît.

— Ça m'en a l'air.

Je dégouline jusqu'au rez. Fectivement, mon zélé cador est au bas des marches, qui m'attend.

A peine dégravis-je l'ultime degré qu'il s'élance à l'extérieur.

Lui file le dur.

Le cador ne va pas loin. A deux mètres du perron, il oblique sur la gauche et stoppe près d'une bordure de buis artistiquement taillé de manière à composer un motif grec.

De sa truffe à la Mickey, il me désigne un objet coincé dans les feuilles coriaces.

Je reconnais une minuscule seringue, moins grosse que mon auriculaire (dont je ne me sers pas pour me curer les oreilles, malgré son nom, mais pour m'assurer que le café n'est pas trop chaud). Elle fait partie de ces ustensiles périmés après usage, dont la pratique est en plein développement. T'as les slips, les appareils photo, les couverts, les nappes et même le papier-cul, jetables après usage. Le rêve de l'homme : être le seul à se servir de quelque chose. Il souhaite en secret des gonzesses qu'il pourrait flanquer dans le vide-ordures, son coup tiré. Besoin d'exclusivité absolue. Une manière de régner sur sa consommation.

Je vais jusqu'à ma guinde prendre une pochette plastifiée, utilisée par les grands détectives pour protéger leurs indices.

Salami me scrute avec attention.

— Tu as pigé, toi aussi ? lui demandé-je.

Il affirmative des feuilles.

— Pas surprenant que le Rouillé n'ait pas trouvé trace de piqûre sur Ma Gloire : on lui a pratiqué l'injection après son examen et avant de le charger dans l'ambulance !

Le clebs traque une puce chiante qui jouait Jim-la-Jungle dans son pelage. M'a-t-il entendu ?

Pendant cette battue, je tube à Jérémie dans sa gentilhommière du dix-huitième (arrondissement).

— La fête bat son plein ? demandé-je.

— J'aide Ramadé à préparer son « Goût aux piments rouges ».

Heureusement que je ne suis pas convié à cet annif, car demain j'aurais eu le petit guichet en flammes. A la suite du dernier repas auquel j'ai participé chez les Blanc, mon oignon a failli flanquer le feu au fond de mon bénoche.

— Concentre tes souvenirs, black Bocuse. Tu étais présent lorsque les ambulanciers ont emporté l'académicien ?

— Oui, pourquoi ?

— Quelqu'un s'est-il approché de sa civière ?

— Attends que je réfléchisse… Les deux folles sont arrivées au même instant en faisant un foin du diable, mais elles n'ont pas dû voir l'ambulance qui stationnait derrière ta voiture.

— Personne d'autre ne s'en est approché ?

Sa respiration de M. Muscles africain me titille les trompes.

— Si ! fait-il. Le jardinier.

10

Comme c'était le ramadan, Moktar El Djam bouffait sa soupe de pois chiches parce que le soleil avait lâché la rampe. Son épouse, une grosse fatma sans dents, l'imitait en produisant un bruit de pompe aspirante. Elle devait mesurer un mètre cinquante avec ses chaussures, et une barbe frisottée cernait sa bouche, kif les poils d'un trou du cul.

Le couple vivait en compagnie d'un enfant consécutif à l'union de sa dernière fille avec un ivrogne polonais qui la battait abondamment. Ils élevaient le môme pour le soustraire aux brutalités de son père.

Ces braves gens occupaient deux pièces dans un pavillon loué par l'administrateur d'une hoirie interminable. M. El Djam entretenait le parc attenant pour payer son loyer.

Ils ne me virent pas arriver et je dus toquer au carreau. En me reconnaissant, le jardinier abandonna son brouet pour venir m'accueillir. Dans la lumière glauque de sa crèche, il me sembla plus vieux que précédemment ; faut dire que la présence de son Antinéa lui filait un coup de buis redoutable. Le vieillissement d'un couple est générateur de rides soucieuses et de surcharge pondérale calmante.

— Vous avez besoin de moi ? s'enquit l'aimable bonhomme.

— Vous étiez derrière l'ambulance lorsque Titan Ma Gloire y a été chargé ?

— C'est vrai.

Il faillit presque ajouter : « fallait pas ? », tant les humbles s'estiment en perpétuel état de culpabilisation.

— Personne d'autre ne s'y trouvait ?

— Si : les infirmiers.

— Naturellement ; mais excepté eux… et vous ?

— Personne.

Je lui montre la minuscule seringue dans la pochette de plastique.

— Quelqu'un a jeté cet objet ; ça ne vous dit rien ?

— Non. C'est une piqûre ? s'informe-t-il gauchement.

— Exact. Vous la voyez pour la première fois ?

Il acquiesce, l'air profondément surpris.

— Pourquoi ? se risque-t-il à demander.

Je me tais. Tous les perdreaux de l'univers détestent répondre à des questions, car interroger appartient à leurs prérogatives.

Et puis, il émet une proposition dictée par la proverbiale hospitalité arabe :

— Vous voulez manger avec nous ?

Mon regard va au plat en cours de consommation. Pauvret mais appétissant. J'aime la tortore des modestes, souvent plus ingénieuse que celle des tables étoilées.

— Je ne voudrais pas vous déranger.

Il se récrie, bonnit des trucs à sa gravosse dans la langue de Mahomet. Docile, elle va quérir une assiette de sa jaffe, une cuiller, et les dépose devant moi sans m'avoir salué. Ça sent à la fois bon et bizarre, comme si la vioque avait filé de l'huile de ricin dans le potage.

Je bouffe.

Déconcertant, mais pas mauvais. Si ça se trouve, ce repas impromptu va me provoquer le même effet que ceux de Ramadé ! Le goût africain, faut s'y faire, y habituer doucettement ses intestins chichiteux.

Je marque un temps.

La mère El Djam en profite pour placer un rot décoiffant, sans la moindre gêne, comme il est d'usage dans son pays ensoleillé.