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— Va nous falloir du temps pour s'faire à c'te couronne, dit-il à sa femme. A propos : l'vent a emporté mon chapeau.

1

Nanti d'un substantiel à-valoir sur son travail de recherches, Félix Galochard, professeur en retraite de l'Enseignement supérieur, s'était offert un costume neuf, ce qui constituait un événement majeur dans sa vie foutriquette.

Le vêtement, un peigné pure laine couleur muraille, devait logiquement l'accompagner dans la tombe car cet homme sans apparat ménageait ses effets (à tous les points de vue, d'ailleurs). Vivant de peu, il ne convoitait rien. Son sexe et le savoir représentaient les deux pôles de sa vie.

Sa modeste existence générait des frais auxquels une pension grise lui permettait de faire face. Il accepta cette besogne sans esprit de lucre, par pur plaisir, et s'il fit avec ses gains l'emplette du complet mentionné plus haut, ce fut pour la raison péremptoire que son meilleur veston venait de le lâcher aux coudes, points névralgiques des fringues d'intellos.

Titan Ma Gloire, de l'Institut, personnage sot et pompeux, venait de l'engager à titre de documentaliste. Un nègre rédigerait l'ouvrage consacré à Napoléon car le Maître n'avait jamais écrit que ses déclarations d'impôts, plus quelques autres, d'amour celles-là, destinées à des dames changeant plus fréquemment de dentier que d'amant.

Le vieux fat en question s'appelait en réalité Tristan Magloire. Jugeant Tristan trop plébéien, il l'avait modifié en Titan, par l'ablation de deux consonnes sans défense, avant de diviser son patronyme, pour lui donner plus de « jus ».

Cet homme de « lettres en souffrance » existait dans un presque château de la banlieue ouest où il aimait à se faire photocopier[3] dans des poses châteaubriesques. Son père, enrichi sous l'Occupation dans le commerce du juif et des métaux non ferreux, lui avait laissé une solide fortune grâce à laquelle il put conquérir une renommée littéraire sous cellophane qui impressionnait les éligibles bivouaquant dans son antichambre.

L'âge venant, avec son cortège d'impuissances, il délaissa peu à peu le beau sexe pour l'autre ; il s'intéressait désormais à des éphèbes aux yeux de licorne qui le mâchouillaient sans grand appétit. Il prisait, par nostalgie, leur corps lisse et musclé mais n'en tirait pas de vraies satisfactions sensorielles.

Il se serait assuré une cour de lévriers afghans, le résultat eût été identique. Privées de sève, les plantes périclitent.

Comme il n'avait rien écrit depuis dix ans, il sentait l'oubli tendre ses rets, aussi décida-t-il de frapper un grand coup en publiant « son » Napoléon, sujet incontournable pour un écrivain à la longue durée littéraire. La biographie de l'Empereur est à l'homme de lettres patenté ce que sont les rhumatismes articulaires au vieillard investi par l'acide urique : un mal auquel on n'échappe pas.

Maître de forges accompli, Titan Ma Gloire se fit organiser un staff opérationnel comprenant un documentaliste pugnace (M. Félix) dont la provende serait mise en forme par un rédacteur habile ; ne resterait plus alors au Glorieux qu'à signer l'ensemble.

Cette mise en place effectuée, nous devons revenir à Galochard dans son costume neuf.

Un taxi frété à la gare le déposa devant le château. Après avoir réglé sa course, le retraité tira la poignée de la cloche. Consécuta un carillon fêlé en harmonie avec la glycine débordante. Le Maître détestait les parlophones qui vous crachent dans les tympans des noms difficiles à saisir. D'ordinaire, la grosse servante martiniquaise accourait avant que les aigres sonorités ne se fussent dissipées mais, dans le cas présent, la façade fin de siècle restait imperturbable.

D'autres sollicitations de la cloche laissant la situation inchangée, Félix prit l'initiative de pousser la grille. Elle s'ouvrit.

Sa vieille serviette sous le bras, râpée tel un cul d'haridelle, il arpenta la centaine de mètres qui le séparaient du perron.

S'approchant, il constata que la double porte munie de verres sertis de plomb se trouvait incomplètement fermée. Il s'en montra surpris, car l'académicien était du genre « barricadé ». Comme la plupart des égoïstes, il aimait interposer une frontière entre l'humanité et sa personne ; tout pleutre se prend pour une proie convoitée.

Après avoir dûment toqué et hélé, il passa outre son éducation. Entra.

Homme de sang-froid (n'ayant rien à perdre, donc rien à craindre), le professeur resta parfaitement maître de soi en découvrant la sombre ancillaire étendue sur le carrelage à damiers dans une posture pour roman policier de Grandes surfaces. L'aimable femme avait la robe retroussée au-dessus du pubis, sa culotte descendue montrait la partie la plus crépue, sinon la plus pileuse, de sa personne. Un plantoir de potager, en métal vert, profondément enfoncé dans son intimité. Par ailleurs, si l'on peut dire, une serpe à bois fendait sa tête de façon à composer une fourche dont le menton formait la base.

Son décès paraissait à ce point indiscutable que Galochard ne se pencha même pas pour le constater. Prenant soin, au contraire, de se tenir à distance, il contourna la victime et se rendit dans les différentes pièces du rez-de-chaussée ; à la grande honte de l'auteur, celles-ci étaient vides, donc sans intérêt.

Avant de signaler le crime, le digne homme emprunta l'escalier menant à l'étage. Cette partie de la maison lui était inconnue. Une antichambre de style Louis XVI, dans les tons bleu pâle, semée de compositions florales roses, l'intrigua, à cause d'un pantalon masculin, vide, qui y faisait le grand écart. Galochard pénétra dans la chambre à coucher du Maître, qu'en espagnol on nommedormitorio, vaste pièce particulièrement chargée, dont le lit à baldaquin, juché sur un praticable représentait le principal élément. Malgré sa pompe, cette couche attirait moins l'attention que les deux corps jetés sur le tapis.

Celui de l'académicien voisinait avec la dépouille d'un superbe minet décoloré, drapé dans une robe de chambre de velours grenat, à brandebourgs.

Le spectacle frappait par son aspect ahurissant, où la guignolerie se mêlait à l'horreur.

Le giton avait le sexe tranché. Le répugnant bas morceau emplissait la bouche de Titan Ma Gloire, constituant une monstrueuse poire d'angoisse. L'écrivain, travesti en Napoléon Ier, portait la fameuse redingote verte à col rouge et boutons dorés, le gilet blanc, la culotte serrée, les bottes souples, et surtout, surtout, le légendaire bicorne noir à cocarde sans lequel Bonaparte serait peut-être passé à côté de l'immortalité.

Le normalien demeura longtemps en contemplation devant ce littérateur en peau de lapin dont le prestigieux uniforme accroissait la dérision.

Un profond sentiment d'écœurement le submergea, causé non seulement par cette mutilation mais aussi par la mascarade l'ayant précédée.

Il était clair qu'avant la survenance de l'assassin, Titan Ma Gloire et son partenaire forniquaient miséreusement. Et puis « quelqu'un » avait surgi pour mettre fin à ce lamentable batifolage.

Le retraité regrettait de n'avoir pas donné l'alerte, après la découverte de la servante. A présent, il se sentait incapable d'assumer son rôle de témoin face à cette tuerie.

Il quitta la propriété sans hâte, marcha longtemps à travers Louveciennes, sa serviette sous le bras, à la recherche d'un autobus.

2

L'homme qui m'avait succédé à la tête de la Poule me remplaçait mal. A peine commençait-il à se familiariser avec « l'Usine », qu'on lui avait découvert un authentique cancer de la vessie.

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3

San-Antonio a sans doute voulu dire « photographier ».

Les Editeurs.