Cette observation nous donna à réfléchir.
— Sa passivité cache quelque chose, prévint le Noirpiot.
Nous convînmes de voir venir. Demain serait un autre jour. En attendant, j'allais mettre le paquet sur le journaliste disparu.
A peine venais-je de prendre cette sage décision que Napoléon IV surgit, loqué d'une longue redingote couleur olive, d'un gilet blanc déjà marqué de taches de vin et coiffé du nouveau feutre noir qu'il portait en travers de sa hure.
Je lui brossis un résumé express des événements. Il se rangit sous notre bannière pour aller prendre le pouls des personnes figurant dans le carnet d'Yvan Dressompert.
Comme mes âmes damnées étaient trois et qu'il fallait se documenter sur six quidams, je leur en confias deux à chacun. En ce qui me concernait, je rentris tout bonnement chez moi.
Surtout ne te méprends pas, petite tête, je n'agissais pas ainsi pour tirer au flanc, mais simplement afin de récupérer mon brave Salami que l'agression chez le jardinier avait sérieusement ébranlé. Sur l'instant je l'avais estimé presque indemne ; un peu plus tard, je compris que cette dernière mésaventure, ajoutée à ce qu'il avait enduré au cours des semaines précédentes, l'avait remis sur les genoux. Sa série noire se déciderait-elle à mettre les pouces ?
M'man était allée rendre visite à Mme Tavassoni, une brave Italienne qui préparait souvent des lasagnes pour nos invités. Félicie avait remarqué que les pâtes de la vieille Ritale plaisaient beaucoup à nos convives. Elles composaient une entrée tonifiante dont il ne restait jamais rien, quelle que fût l'importance du plat.
Pilar, notre ancillaire ibérique, encaustiquait les pieds de la table du salon. En reconnaissant mon pas, elle remonta haut son abat-jour et s'épanouisit du baigneur. Je dois à la vérité, et à ma sympathie pour l'Espagne, de préciser qu'elle disposait d'un très beau postère dont, avec moi du moins, elle ne se montrait pas avare.
Je lui eusse volontiers accordé le coup de bite qu'elle quémandait à deux battants, mais mon enquête me dissuadait de m'égarer dans des fredaines, fussent-elles rapides, aussi me contentai-je de glisser le plat de ma dextre sur sa cicatrice s'ouvrant au sein d'une sylve amazonienne.
Elle interjecta dans son patois andalou, puis murmura :
— Muchas gracias, señor ! avec une telle gentillesse soumise que j'en eus le regard aussi mouillé que sa chatte.
Salami croupissait contre un radiateur éteint (mais seule compte la foi, m'a-t-on enseigné).
— Où en es-tu, vieux frère ? le hélai-je. Serais-tu cap' de venir en expédition avec moi ?
Instantanément, il se dressa et s'ébroua des oreilles, si j'ose dire.
— Ecoute, Rase-mottes, si tu ne te sens pas en forme, repose-toi !
Avant que j'eusse achevé ma phrase, il marchait déjà à la porte, s'efforçant d'adopter une allure bravache.
La fatalité était en route !
20
Il adore s'installer sur le siège passager, Salamoche. Ça lui permet de renoucher le panorama.
— Où allons-nous ? demande-t-il.
— J'ai envie d'aller retapisser le jardin de Moktar au grand jour, car je ne l'ai vu que de nuit.
Il trouve l'idée judicieuse, voire excellente, et chasse la poussière de son siège avec la queue.
— Tu as du nouveau ? hasarde-t-il.
— Des bribes de pas grand-chose, amertumé-je. Il y a lurette que je n'ai été confronté à pareil massacre. Ce qui me trouble le plus dans cette affaire, c'est que la majorité des meurtres semblent gratuits. L'œuvre d'un fou homicidaire ! Que les petites frappes aient eu besoin de buter Titan, ça peut se concevoir : il se passe des trucs pas jolis au sein d'un trafic de came. Mais à quoi bon une telle hécatombe ? Les quatre honorables gazés partouzards, la servante noire, le jardinier arabe n'étaient sûrement pas mêlés aux sales combines ! Et pourquoi cette cruauté, si ce n'est pour en éprouver de la jouissance ? Folie ! Le terme s'impose ; il est le seul mot susceptible de qualifier la tuerie.
Il n'y a pas grande distance entre Saint-Cloud et Louveciennes. Nous parvînmes chez El Djam en moins de jouge, et peut-être moins encore.
Le môme mangeait une tartine de beurre saupoudrée de Banania en poudre. Assis devant une télévision que je n'avais pas remarquée lors de mes précédentes visites, il contemplait une production ricaine qui aurait fait hausser les épaules à un pingouin.
— Tu es seul ? m'enquis-je-t-il.
— Maman a mené mémé à l'hôpital voir pépé, m'expliqua ce prodige, dans les veines duquel sangs slave et arabe se conjuguaient.
Et vite, il refit face à l'écran. Une pétasse rousse annonçait à un connard brun qu'elle tuerait Barbara s'il partait vivre avec elle.
Je mis à profit la fascination du jeune troudeballe pour explorer la turne des Arbis.
Le tiroir d'un buffet bancroche recelait une pochette en plastique imitation où le brave jardinier rangeait les papiers de leur petite existence foutrique. Elle contenait ses fafs d'identité, des témoignages de son héroïsme militaire et quelques pièces officielles traitant de ses droits à séjourner sur le sol français. Des bafouilles écrites en arabe complétaient le lot.
Au moment où je refermais la pochette, un lambeau de papier déchiré dans la marge d'un baveux s'en échappa.
Une adresse, griffonnée par Moktar probablement, l'écriture étant celle d'un Maghrébin connaissant le français. Elle restait néanmoins « vermicellaire »[25].
Je remis ce morceau de journal dans la chemise, et c'est à ce moment que je lus les mots s'y trouvant tracés : « Jérôme Bauhame Tél. : (…) »[26].
Il existait autrefois un gadget en forme de bague, prolongé par un vibrator. Lorsque tu serrais la main d'un pote, ça lui filait une espèce de décharge électrique dans la paume. C'était marrant. Moi, de lire ce blase chez l'ancien harki me produisit un effet similaire.
Comme tu n'as pas davantage de mémoire qu'une poêle à marrons, je te rappelle que Jérôme Bauhame est le vieux garagiste borgne chez qui les pédoques-trafiquants ont emprunté la torpédo contenant un pistolet. Tu y es ? Banco !
Je sors au moment où le petit-fils des El Djam fait connaissance avec cette pute de Barbara, alanguie au soleil de sa piscaille, sans se gaffer qu'elle va bientôt s'essuyer deux ou trois bastos dans le bustier.
A l'extérieur, mon copain Salami est en effervescence comme une pastille d'Alka Seltzer dans de l'eau. Il va de gauche et de droite, truffe au niveau des pâquerettes, oreilles battantes, émettant ces sortes de jappements escamotés des chiens de chasse sur le sentier de la guerre. De toute évidence, il renifle des choses intéressantes. Inutile de lui adresser la parole, ça le perturberait.
Je l'abandonne pour gagner la rue. L'agresseur de l'autre nuit avait laissé sa ronfleuse sur le trottoir de terre à une cinquantaine de mètres. La bécane devait être bien réglée car elle a démarré au premier coup de talon. Il y a quelques taches d'huile à l'endroit de son stationnement, également des gouttes de sang brunies, nombreuses et assez larges. Mon cador n'y est pas allé de dents mortes.
Perplexe, je looke (dérivé du verbe reluquer) les environs. Voie paisible, bordée d'un double alignement de platanes. De part et d'autre, des pavillons très banlieue parisienne se succèdent avec leur grille verte, leur jardinet poupette, leur crépi blanc. C'est la paix candide des environs de Paris, si douce à l'ombre des antennes TV en fleur.
Alors que je sonde la rue, le nez au sol, la bite (provisoirement) pendante, je perçois des heurts répétés. Le bruit provient d'une villa proche au style anglo-normand. Y regardant plus attentivement, je distingue, par-delà une large fenêtre à petits carreaux, un visage blafard, bouffé par de grands yeux sombres. Tête d'homme ou de femme ? Une épaisse et longue chevelure blonde m'orienterait vers le beau sexe (ah ! que je l'aime, celui-là).
26
Tu penses bien que je ne vais pas publier ce numéro ! Y aurait toute une foule de mordus qui tubophoneraient pour faire joujou !