Elle mouille, mais comprend. Je la quitte à regret, en embarquant un gros bâton de guignol dans ma soute à paf.
Cap sur Créteil, rue du Maréchal-Féran[28]. La vie n'est qu'un perpétuel recommencement. Faut pas redouter les allers-retours. Cent fois remettre son ouvrage sur le métier, disait Jacquard.
On investit les lieux au moment où Jérôme Bauhame s'apprêtait à partir.
Il a troqué sa tenue de marnage contre un blouson de daim luisant comme un cétacé fraîchement capturé, aplati sa chevelure ébouriffée à l'aide d'huile de vidange et mis une coquille de velours noir sur son lampion fané. Il fronce le sourcil de son quinquet valide en me voyant débouler derechef.
— Quelque chose ne va pas ? s'inquiète-t-il.
— Quelque chose, non : c'est TOUT qui ne va pas, mon bon ami, riposté-je.
— Comment cela ?
— Je suis sur une affaire dont les pistons sont fendus, le delco mortibus, les pneus crevés, les pédales folles et le pot d'échappement en haillons ; y a plus que le cendrier qui fonctionne encore, et hélas ! il est plein de mégots.
Nonœil paraît soucieux. N'a pas l'habitude de se faire chambrer ainsi.
— Tout cela pour en arriver à quoi ? demande-t-il.
— Je l'ignore encore. Il y a une période cafardeuse dans les enquêtes, c'est leur départ : le sol n'est pas très stable, réponds-je loyalement.
Il B. du C.[29] et, d'un ton rogue, demande :
— C'est tout ce que vous aviez à me dire ?
— Je voudrais que nous parlions d'une de vos connaissances.
— Encore !
— Cette fois-ci, il ne s'agit plus de la famille « Prends-du-rond » mais de Moktar El Djam.
— Qui, dites-vous ?
Je répète en articulant comme à la Comédie-Française.
— Non, franchement, je ne vois pas, assure le borgne. C'est un Arbi ?
— Ce blase ne prête pas à confusion. J'ai déniché vos coordonnées parmi les papiers de l'homme en question.
Bauhame semble explorer sa mémoire.
— Il m'est arrivé d'avoir des mécanos maghrébins, mais aucun d'eux ne portait ce nom.
— Alors pourquoi conservait-il le vôtre ?
— Quelqu'un le lui aura donné pour le cas où il lui faudrait une voiture ?
— Il ne sait même pas conduire.
— Alors, je ne vois pas. C'est si important que cela ?
— Ça pourrait l'être.
— Des gens qui vous sont inconnus peuvent posséder votre adresse, non ?
Sarcastique avec ça, l'enfoiré de mes deux ! Un jour prochain les hasards de l'existence créeront des relations entre mon poing et son menton, c'est inévitable !
En reprenant ma chignole, je constate l'absence du chien. Je ne vais pas lui faire l'affront de le siffler, il ne me le pardonnerait pas. Je préfère l'attendre en regardant s'éloigner le borgnot. Ses ateliers sont fermés et le silence n'est troublé que par les vociférations d'une meule du quartier.
Dans son parc automobile, symboliquement protégé par une chaîne et un cadenas (pareil à ceux que l'on donne à forcer en classe préparatoire des écoles de cambriole), une douzaine de tires font les putes pour aguicher l'amateur de tacots. Certaines sont très anciennes. Cependant un mec comme Bibi leur préfère les nouvelles bagnoles, bâclées mais performantes !
Alors que je passe en revue ces vieilles dames, Salami se ramène dans le parking, l'air soudain guilleret.
— Tu viens de satisfaire un besoin naturel ? questionné-je, indiscret.
— Non : j'ai retrouvé l'odeur qui m'obsédait.
— Celle de ton agresseur de l'autre nuit ?
— Affirmatif.
— Tu m'en dis davantage ou ça doit rester top secret ?
— Elle provient de l'une des voitures.
— Tu me la montres ?
Nous sinuons à travers les guindes et messire Burnausol stoppe devant une Juvaquatre souffrant du vilain chancre de la rouille. Sa truffe s'enfle, ses narines sifflent, son regard joue au balancier de pendule.
— Tu devrais pouvoir percevoir le parfum, à présent, assure-t-il, apitoyé par la carence de l'odorat humain.
— En effet, ça renifle le cannabis.
— C'est-à-dire ?
— L'autre nom de cette plante est chanvre indien, on en extrait le haschich et la marijuana.
Les stups restent étrangers aux animaux. Ils sont sains, eux. Ignorent les paradis artificiels.
— Mon glorieux ami, dis-je, tu viens de me rendre ce que les vieux cons appelaient autrefois « un signalé service ». Grâce à ton fabuleux flair, « un pan du voile se déchire », toujours selon les mêmes glandus.
Nous entreprenons un contrôle approfondi de tous les véhicules. Outre la Juva, seule une Rosengart contemporaine d'Héraclius Ier présente les caractères olfactifs précités.
— Une perquise du garage s'impose ! décidé-je, avec cette énergie ayant assuré ma proverbialité.
Ce qui s'ensuit, je n'ai pas l'outrecuidance de te le faire deviner car tu l'as tout de suite compris : à moi sésame ! Au diable la légalité ! Nous contournons le bâtiment jusqu'à la porte coulissante située à l'arrière. Les serrures sont coriaces, pourtant mon bistougnot joint à ma détermination obtiennent gain de cause.
Le vaste local est divisé en deux parties : le hall d'exposition et l'atelier de réparations. Les dimensions des lieux me font prévoir de longues recherches, mais c'est compter sans mon basset. Il est déjà en train d'arpenter le territoire, le tarbouif s'usant sur le sol carrelé. Si on lui cloquait un fil électrique dans l'œil de bronze, tu le prendrais pour un aspirateur. Fidèle au comportement des chiens de chasse, il décrit des figures géométriques désordonnées, fonçant en avant, louvoyant, revenant sur ses pattes, subjugué par sa mission.
Je le contemple, plein d'intérêt et d'attendrissement. En voilà un qui mérite son tournedos Rossini, espère ! Passionnant de contempler ses circonvolutions !
Sa frénésie quêteuse dure cinq bonnes minutes (peut-être six), après quoi il se penche sur la fosse à vidange, reniflant avec la force d'un aérateur pour salle de meetinges. Des échelons scellés dans une paroi de l'excavation permettent d'y descendre (et accessoirement d'en remonter).
— Qu'est-ce que tu attends ? me lance tout à coup le hound d'une voix irritée.
— J'hésite à cause de mon costard, réponds-je. Mais bon : « quand faut y alla, faut y alla », dit-on dans mon pays.
Et une livraison pour la teinturerie, une !
Je dégravis l'échelle. Au fond, c'est plein de flaques d'huile aux moirures vertes et jaunes. Je craignais pour mon Cerruti, mais mes targettes de daim dégustent davantage que lui !
Une chanson de papa disait comme ça : T'es au bal, faut qu'tu danses. Alors, me fiant à Salami, je commence les investigations. Aucune porte ni trappe n'est décelable. J'ai beau mater de près : ballepeau !
— Tu ne te serais pas excité pour rien ? lui lancé-je.
Ça lui hérisse le poil.
— Aide-moi, j'arrive.
L'Intraitable se jette horizontalement dans mes bras tendus. Le reçois quatre sur quatre (je fais allusion à ses pattounes) et le dépose à mes pieds.
Nouvelle série de fouinassements, puis il stoppe au bord de la grille par laquelle s'évacuent les huiles vidangées.
Faisant définitivement le deuil de mes hardes, je passe huit doigts agiles à travers les mailles de fonte et parviens à arracher le filtre.
Tu vas me dire que lorsqu'on cherche, trouver ne constitue plus une surprise ; cependant j'ai un sursaut en découvrant le sous sous-sol. Je m'attendais à un tuyau d'évacuation, mais nenni ! Figure-toi un énorme entonnoir dans lequel coule le résultat des carters purgés. Ledit occupe le centre d'une sorte de grotte artificielle. Tout autour sont rangés des sacs de toile blanche hermétiquement cousus. D'un coup de canif j'en éventre un. Il s'agit de came surchoix.
28
Maréchal Aloïs Féran, fils d'une prostituée et du ministre de la Guerre de son époque. Remporte la victoire de Faudersh-under-Schpountzibernach et la défaite de Foutrail pendant la Guerre Vindicative. Mort d'une omelette aux champignons vénéneux, tirée à bout portant par un anarchiste russe qui lui reprochait de ne pas avoir reboutonné sa braguette après qu'il eut baisé sa femme à l'hôtel Caroline de Comona.