Nous le ramassîmes et l'étendâmes sur le tapis du hall où son apparence devint plus noble.
Je l'avais vu en photo ou à la télé, cela m'avait suffi pour être convaincu de sa connerie ; mais je compris, lorsqu'il fut à mes pieds, que mon impression était erronée. Même inconscient, sa physionomie exprimait la suffisance et beaucoup d'autres travers que je n'ai pas le temps d'évoquer en ces pages brillantes.
— Mort ? demandai-je à Jérémie. (Non qu'il fût plus averti que moi en matière médicale, mais il tenait sa main plaquée sur la poitrine de Titan).
— Non, répondit mon ami : le cœur bat.
— Préviens Police Secours !
Jéré dégaina son portable pour composer le numéro.
Pendant qu'il faisait le nécessaire, je grimpis à l'étage, traversis l'antichambre jonchée d'un pantalon et parvins dans l'antre fornicatoire de l'écrivain par contumace. J'y découvris le minet blond décrit par le cher Félix. Le garçon (que je continue d'appeler ainsi), reposait sur le dos ; ses jambes ouvertes rendaient plus évidente la mutilation. Je ne pus m'empêcher d'évoquer une fille mise en congé de baise par ses ragnoches.
Le blondinet se trouvait nu sous une pompeuse robe de chambre, j'étais prêt à parier un kopeck neuf contre un dollar usagé que le futiau de la pièce attenante lui appartenait.
N'étant pas convaincu que l'ablation de sa zézette avait causé son trépas, je m'accroupissas auprès de lui pour effectuer des constatations plus poussées. Ne tardis pas à me rendre compte que son meurtrier lui avait enfoncé la tige d'un poinçon d'acier à la base du cerveau. Un manche de buis formait une étrange excroissance à travers sa longue chevelure décolorée. Le criminel usait d'un matériel varié !
Jérémie me rejoignit, l'air désemparé.
— Quelle pétaudière, murmura-t-il. L'affaire va déclencher un cirque du diable !
On pouvait y compter.
— Ces meurtres ont été exécutés par un familier des deux hommes, notai-je. Il semble évident que les victimes ne furent pas paniquées au moment du crime. J'aimerais qu'on fasse venir Mathias avant le patacaisse médiatique.
— Je viens de le prévenir : il arrive !
— Tu es chiant, grommelai-je, tu penses toujours à tout !
— Parce que j'ai été à bonne école, assura le flatteur.
Un ronflement de moteur deux-temps retentit, venant de l'extérieur. J'allis à la fenêtre et découvris un Arabe en bleu de travail qui commençait à tondre le gazon.
— Examine les lieux pendant que je vais aller discuter le bout de gras avec l'ami Mohamed, ordonnai-je.
L'homme, un ancien harki blanchi sous le harkoi, possédait une gueule mourante de gars consacrant son existence à des valeurs qu'on lui avait certifiées solides. Ses tifs gris restaient drus, ses sourcils ressemblaient à deux brosses à habits et sa moustache était gauloise par excès de fidélité à notre pays. Son regard, brillant malgré l'âge, contenait une gentillesse bouleversante tant on la devinait sincère.
Il me vit approcher d'un œil surpris et, comprenant que je voulais lui parler, arrêta le raffut de son engin. Il n'osait sourire car mon personnage l'intimidait.
Lorsque je fus à lui, je lui tendis spontanément la main.
— Bonjour ! fis-je-t-il avec un enjouage que j'étais loin d'éprouver.
Il m'offrit sa patte calleuse comme une brebis[5].
— Vous êtes le jardinier ? demandai-je, car je ne rechigne jamais à souligner une évidence.
Il me répondit par l'affirmative, ce qui n'est pas fait pour te surprendre.
— Vous venez souvent entretenir le jardin ?
— Trois fois la semaine.
— Depuis longtemps ?
— Dix ans au moins.
Estimant ce préambule suffisant, je lui appris alors qu'il s'était passé « des choses terribles » au château. Le cher homme, qui cependant en avait vu de sévères au cours de son existence militaire ne devint pas gris (il l'était déjà) mais se mit à grincer des dents, manifestation d'autant plus regrettable qu'il s'agissait des siennes, miraculeusement préservées malgré l'âge et les combats.
Je l'entraînai vers la maison. Il avançait mollement, comme lorsque tu affrontes en espadrilles une étendue marécageuse.
Nous parvînmes dans le « hall tragique ». Il se prit à grelotter en découvrant les deux gisants ; la servante surtout l'épouvanta.
— C'est pas moi ! C'est pas moi ! chevrota l'ancien guerrier, sachant combien, en France, on est enclin à accuser le jardinier quand il y a meurtre au château.
J'entrepris avec gentillesse sa rassénération, après lui avoir assuré que je ne doutais point de son innocence. Nous avions besoin de renseignements, les plus précis possibles.
Les corps l'hypnotisant, je le conduisis au salon où une tortue silencieuse consommait mélancoliquement une feuille de laitue dans un parc disneylandien.
J'invitai mon nouvel ami à partager avec moi un siège en forme d'hélice, baptisé « conversation ». Il y déposa gauchement un bout de fesse en alerte et me confia son regard de servitude.
— Comment vous appelez-vous ? attaquai-je.
— Moktar El Djam.
— Eh bien, Moktar, vous allez me parler de cette maison : la manière dont y vivait Ma Gloire, les gens qu'il recevait, les incidents s'y étant produits… Rassemblez bien vos souvenirs et parlez sans crainte, vous avez ma parole d'officier de police que tout ce que vous me direz restera entre nous.
Le bon harki possédait une importante qualité parmi beaucoup d'autres : l'intelligence du cœur. Je m'aperçus rapidement qu'il savait négliger les détails pour aller à l'essentiel. Sa terreur surmontée, il parlait juste et clair. Certes, il venait de façon intermittente au château, pourtant sa besogne l'amenait fréquemment à soigner les plantes d'intérieur et à suivre ainsi le va-et-vient des livreurs et des visiteurs. Ces derniers semblaient de deux ordres : les quémandeurs et les familiers.
Les premiers satisfaisaient la vanité du Maître, car le principal mérite des demandeurs est de flatter. Titan se goinfrait de l'obséquiosité d'autrui. Il se laissait lécher avec volupté. Les louanges les plus suintantes le mettaient en pâmoison. Quand on l'avait bien oint et lubrifié, il congédiait ces sodomites gigognes avec brusquerie et sans leur laisser le moindre espoir.
Hormis ces passereaux de la gloire, l'académicien possédait une petite cour privée réservée à ses fornications. Il ne se cachait pas pour tripoter ouvertement ses minets. Moktar se rappelait notamment un épisode où le châtelain (disons plus justement, le « castelain ») s'était fait tutoyer le pontife à l'ombre du grand cèdre bleu, orgueil du parc.
Le gentil Kabyle me fit bien d'autres récits de ce tonneau, mais Jérémie intervint pour m'avertir que l'ambulance était là. J'interrompis cette première livraison pour accueillir nos croix-rougiens.
Les deux infirmiers s'apprêtaient à charger le Maître sur leur civière lorsque mon fabuleux Mathias, directeur de notre labo, survenit, blousonné de cuir et casqué martien car il venait d'acquérir une impressionnante moto japonaise, au grand dam de sa mégère.
Notre confrère ôta son heaume et sa rousseur emplit le hall comme la lumière d'un projecteur.
Il nous salua à peine.
— Qu'as-tu ? questionnai-je. Tu viens d'apprendre que ton compte à la Banque du Sperme est à découvert ?
— Marthe est ENCORE enceinte !
— Donc, j'ai vu juste : tu es à sec ?
L'éminent garçon en avait un himalaya sur la patate car il maugréa :
— Ça fait plus de deux mois que je ne l'ai pas touchée !
— Et alors ?
— Sa fécondation est récente ; Marthe me trompe.
— Hé, moment ! Ne précipite pas les choses : les dates, en matière d'obstétrique, sont souvent spécieuses !