— Tu le vois ? demanda-t-il à l’Anglais.
— Vaguement, répondit-il, une main en visière devant les yeux. On dirait un requin-baleine. C’est peut-être celui qu’on a vu l’autre jour.
Le bateau avait tourné et l’arrière était maintenant face au soleil qui transformait la mer en un tapis scintillant et éblouissant.
— Heureusement, que c’est la ligne de 80 livres, remarqua le Hollandais.
Maintenant le gros poisson n’était plus qu’à une vingtaine de mètres. Jan Stuck fronça les sourcils et tira sur la canne, la levant très haut. Aucune réaction. Le thon aurait dû plonger en zigzag. Oswald avait raison. C’était un requin. En dépit de leur férocité, ils ne luttaient presque pas.
— On dirait qu’il ne veut pas se défendre, cria-t-il.
Maintenant, il moulinait aussi vite qu’il le pouvait, les reins en compote, la sueur dans les yeux. Sa femme vint tendrement lui essuyer le visage. Sur le bras gauche de Jan Stuck, on distinguait encore le numéro tatoué à l’encre indélébile bleue du camp de concentration de Auschwitz. Deux ans et trois mois qui lui avaient donné un appétit inassouvi pour les grands espaces, la mer en particulier. Plus de trente ans après, il n’avait pas oublié. Subitement, il eut honte de tirer ce poisson innocent hors de l’eau. Mais l’instinct du chasseur était le plus fort… Il éprouvait une sensation bizarre dans sa canne. Certes, le nylon était toujours tendu mais c’était trop facile. Même les requins ne se laissaient pas tirer de bonne grâce à l’abattoir.
— Merde ! s’exclama-t-il, il a dû se faire bouffer par un autre requin !
Il arrivait souvent qu’un requin attiré par le sang dévore le poisson remorqué, incapable de fuir. Dans ces cas-là, on ne ramenait parfois qu’une tête et un bout de corps tranché comme au rasoir.
Il aperçut une forme sombre dans le scintillement de la houle, à une quinzaine de mètres. On n’allait pas tarder à être fixé.
— Prends la gaffe, dit-il à Oswald Barclay.
Puis, il se concentra sur le moulinet, un peu déçu, frustré de la lutte qu’il anticipait. Ces requins, c’était la plaie. Attirés par les poissons vivants sur les hauts-fonds, ils pullulaient autour des îles. Oswald Barclay se pencha par-dessus bord tenant la gaffe terminée par un crochet aigu en acier.
— Stop ! cria-t-il à sa femme.
Il resta le torse penché à l’extérieur, regardant la forme sombre se rapprocher, tirée par le nylon. Soudain il poussa une exclamation d’une voix blanche :
— Oh ! My God !
Au son de sa voix, Jan Stuck réalisa qu’il y avait quelque chose d’anormal. Sans lâcher sa canne, il se pencha en avant au maximum, afin d’apercevoir le poisson qui se trouvait maintenant tout près de l’arrière du bateau.
Ce qu’il vit lui serra l’estomac. Il se laissa retomber en arrière dans son siège, la bouche ouverte, sans pouvoir parler. Essayant d’effacer la vision d’horreur qui venait de s’imprimer sur sa rétine.
Un crâne blanc, dépecé, avec juste une petite plaque de cheveux noirs. Un visage privé de chairs, toutes les parties tendres arrachées par les oiseaux. Des trous à la place des yeux.
Derrière lui, sa femme poussa un cri strident et étouffé à la fois.
Les moteurs stoppés, on entendait encore mieux le floc-floc des vagues contre la coque du cabin-cruiser. Les deux couples penchés au-dessus du tableau arrière de l’Aquabelle, contemplaient leur prise, horrifiés. Les vagues imprimaient au cadavre un mouvement saccadé. Il flottait sur le dos, comme une outre pleine.
La clavicule gauche était à nu. Le corps semblait enduit d’une pellicule gélatineuse et verdâtre, comme la bave d’un monstre marin, y compris les lambeaux de vêtements qui y adhéraient encore.
Une mouette poussa un cri aigu et s’éloigna. Jan Stuck ne pouvait détacher ses yeux de la vision d’horreur.
Ce qui avait été un homme.
Tout le bas du corps manquait. Les requins et les barracudas. Ils avaient dévoré les jambes jusqu’au pubis… Jane Barclay se détourna et vomit, les mains crispées sur la lisse. Le cadavre fut agité d’une petite secousse. Un petit barracuda venait sournoisement de lui arracher un morceau de chair dans ce qui avait été la hanche… Jan Stuck poussa une exclamation de dégoût.
— Il faut le remonter !
— On ne pourrait pas le remorquer jusqu’à Mahé ? suggéra Juliana d’une voix mal assurée.
Le Hollandais secoua la tête.
— Les requins auront le temps de le bouffer entièrement. Il n’y a qu’à le hisser par le mât de charge…
Personne ne répondit. Oswald Barclay contemplait fixement une boule blanche se détachant des collines découpées de Mahé. De loin, on aurait dit une gigantesque balle de golf posée sur la montagne de la Misère. Ce n’était que le « Satellite Tracking Station » de l’US Air Force.
Le Hollandais prit la gaffe et d’un geste précis crocha la pointe d’acier dans la clavicule dénudée du mort. À côté de l’hameçon. L’appât rouge en plastique ressemblait à une décoration posée sur l’épaule du cadavre. Avec précaution, le Hollandais ramena le corps le long de la coque. Oswald Barclay s’affairait autour du mât de charge. Un cordage pendait déjà au ras des vagues. Jan Stuck fit passer le corps dessus, pesant sur la gaffe.
Une vision rapide passa devant ses yeux. Il se trouvait ramené trente ans en arrière. Lorsqu’il charriait les cadavres au Sonderkommando[3]. Le seul moyen de survivre dans un camp, grâce aux rations doubles… S’accrochant à la gaffe, il commença à hisser lentement le mort hors de l’eau, pour que le cordage trouve un point d’appui.
Aussitôt une odeur pestilentielle balaya le pont arrière. Les deux femmes battirent en retraite et le Hollandais sentit que le corps risquait de lui échapper. Il se tourna vers l’Anglais.
— Va chercher un second cordage. On va le glisser dessous avec l’autre gaffe. Sinon, on n’y arrivera jamais.
Oswald Barclay avala sa salive difficilement. Son métier ne l’avait encore jamais mis en présence d’un mort. Il retenait de toutes ses forces une nausée.
— Crois-tu que ce soit vraiment nécessaire ? demanda-t-il timidement. Nous ne sommes pas si éloignés de Mahé.
L’idée de monter à bord de son bateau ce noyé mutilé lui soulevait le cœur. Une légère houle agita la mer et le mort eut l’air de faire une petite courbette… Horrible. Les yeux du Hollandais se glacèrent imperceptiblement.
— Il y a un cordage dans la cabine avant, répéta-t-il. Dépêche-toi, c’est lourd.
Il se força à regarder la masse verdâtre, le visage méconnaissable, gonflé comme un ballon de football, les orbites vides, le rictus des dents découvertes par les lèvres absentes, dévorées par les oiseaux. Le bas du tronc n’était qu’un magma informe et gluant. Oswald Barclay se faufila le long de la lisse. Avec le cordage, il le noua à l’extrémité de la seconde gaffe, et parvint d’un air dégoûté à le glisser sous le corps que Jan Stuck fit pivoter à l’aide de la première gaffe. Le bateau arrêté, la chaleur était encore plus suffocante. Les deux hommes s’affairaient en silence. Le nœud coulant serré, ils se mirent à le hâler sur le mât de charge. Seul, l’hameçon était encore accroché à la clavicule. Les deux femmes s’étaient réfugiées sur le flying deck. Tétanisées d’horreur.
L’odeur abominable commençait à envahir tout le cabin-cruiser. Tout à coup, le Britannique vomit à longs jets, il était blanc comme un linge, maudissant intérieurement son compagnon. D’un ultime effort, ils firent pivoter le mât de charge, le corps suspendu assez haut pour passer au-dessus de la lisse. Puis, lentement Jan Stuck fit redescendre le mort jusqu’à ce qu’il s’affale sur le pont arrière. La houle lui imprimait de petits mouvements de balancier, comme si elle le berçait. Les bras étaient à demi repliés, comme s’il voulait se défendre contre le traitement qu’on lui faisait subir.