Courageusement, le Hollandais se pencha et décrocha l’hameçon de la clavicule. Il en ressentit presque un soulagement physique. Oswald Barclay s’était rué dans le carré. Il fouilla dans le bar, prit la bouteille de cognac Gaston de Lagrange en réserve pour célébrer les grosses prises et en but une large rasade.
Un peu ragaillardi, il regagna le flying deck et le vent de la vitesse chassa en partie l’odeur. Jan Stuck alla prendre une bâche dans la cabine et la jeta sur le corps. Sans un mot, il commença à remonter les trois autres lignes. Les deux femmes s’étaient installées à l’avant du flying deck, d’où elles ne voyaient rien. Le déjeuner était prêt, mais personne ne pensait plus à manger. Le cabin-cruiser vira de 180° et prit la direction de Mahé.
Jan Stuck se sentait en paix avec lui-même. Même si les autorités pointilleuses de la nouvelle administration seychelloise les accablaient de tracasseries. Lourdement, il monta l’échelle et se laissa aller sur la banquette en skaï blanc du flying deck, le visage dans le vent.
Il prit une cigarette dans le paquet de Rothmans qui traînait et l’alluma. Puis il observa le profil du Britannique à la barre.
— Je sais ce que vous pensez, dit-il. Mais voyez-vous, dans le camp, j’ai vu trop de cadavres traités comme des charognes. Je ne sais pas qui est ce mort. Mais on ne pouvait pas le laisser dans l’eau.
La pomme d’Adam de l’Anglais montait et descendait. Il n’était pas encore remis.
— Je comprends, dit-il d’une voix qui disait le contraire.
Il poussa les manettes des diesels pour passer à 1 400 tours. Il avait hâte d’être arrivé.
— Mais d’où ce mort peut-il venir ? demanda Jane Barclay.
L’Aquabelle longeait la côte ouest de Mahé. Il fallait encore contourner la pointe nord de l’île avant d’arriver au yacht-club. Une demi-heure de mer environ. Personne n’avait mangé. Une petite houle s’était levée et de gros cumulus blancs cachaient le soleil.
— Il y a eu un naufrage, dit Oswald Barclay, la semaine dernière. Un cargo qui s’était arrêté à Victoria pour effectuer une réparation. Il est reparti de nuit, sans pilote et a coulé, au nord de Denis. On dit qu’il s’est éventré sur un récif de corail non signalé.
— Il y a eu des survivants ? demanda Jan Stuck.
— Je crois, dit le Britannique. Pas beaucoup. D’après les Seychellois, il a coulé très vite. Au nord de Denis, à part les hauts-fonds, on arrive tout de suite à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres.
« En plus, c’était un des derniers coups de vent de la saison. Il y avait beaucoup de houle.
— Pauvres gens ! soupira Juliana. C’est incroyable. Cela paraît si solide un bateau…
Jan Stuck secoua la tête.
— Les coraux vous déchirent une coque d’acier comme du papier. Les Seychellois ont capté des SOS mais ils ne pouvaient rien faire. La vedette de la police maritime est à peine plus grande que le Zodiac qu’elle a sur le pont. Et, dès qu’il y a trois vagues, elle ne sort plus…
Perdues au beau milieu de l’océan Indien à 4° au-dessous de l’Équateur, les quatre-vingt-douze îles de l’archipel des Seychelles étaient isolées de tout, à 2 600 kilomètres de l’Inde et 2 000 de l’Afrique, dans une immensité sillonnée par les pétroliers venant du golfe Persique. Une centaine d’îles, 79 000 habitants, du soleil toute l’année.
— Mais il y a des cartes ? remarqua Jane Barclay.
Son mari secoua la tête.
— Les cartes de l’archipel sont plutôt approximatives. Ils ont dû se planter sur un récif pas signalé. Souvenez-vous, le mois dernier, on a cherché un sec qui se trouvait sur la carte à l’est de Bird Island et on ne l’a jamais trouvé…
Les collines granitiques uniques au monde, couvertes de végétation luxuriante étaient toutes proches maintenant. L’Aquabelle longeait la baie de Beauvallon.
Jan Stuck se pencha vers l’arrière, surveillant machinalement le cadavre. Il fronça les sourcils. La bâche avait glissé à cause des trépidations du moteur et le corps était presque entièrement découvert. Si les femmes voyaient cela, elles risquaient de piquer une crise de nerfs.
Sans mot dire, il se leva et glissa le long de l’échelle. Les bras repliés du noyé se dressaient toujours vers le ciel, en une muette supplication. Soudain Jan Stuck aperçut quelque chose que la position du corps lui avait caché jusque-là. Deux chiffres à l’encre bleue, comme les siens, sur un lambeau de chair adhérant encore au bras du mort. Un ancien déporté.
Le Hollandais examina le membre avec plus d’attention et autre chose lui sauta aux yeux. Il s’accroupit près du cadavre. Avec précaution, il saisit sa main droite, scrutant les doigts d’où la chair avait été arrachée par les mouettes. Il ne restait que quelques plaques verdâtres autour des os blancs. Mais ce qu’il aperçut était encore plus horrible.
Retenant sa respiration, à cause de l’abominable odeur, le Hollandais se pencha vers l’autre main. Encore incrédule. Il ne sentait plus l’odeur immonde, il n’était plus dégoûté. Pendant plusieurs secondes, il resta penché sur les mains décharnées et verdâtres, puis se redressa, le regard vide, comme absent.
D’un geste mécanique, il rabattit la bâche sur le corps. À cause des bras dressés, cela avait la forme d’une tente.
Ce mort portait un message muet et il s’en était fallu de peu qu’il ne soit jamais capté. Si l’hameçon de la ligne n° 3 était passé quelques centimètres plus loin, il serait encore en train de dériver entre deux eaux, dévoré peu à peu par les oiseaux et les poissons.
Et il fallait justement que ce soit Jan Stuck qui l’ait péché… La providence avait d’étranges caprices. Le Hollandais s’installa dans le siège de pêche, regardant la côte qui s’approchait.
Un avion passa au-dessus d’eux. Le vieux « 707 » des Somali Airlines qui amenait tous les dimanches les Italiens de Mogadiscio.
Il jeta un coup d’œil presque affectueux à la bâche. L’odeur de gas-oil avait chassé celle de la mort. De toute façon ce n’était pas pire que la puanteur d’un requin. Le bateau en empestait pendant trois jours de suite.
Sa femme se pencha en haut de l’échelle.
— Tu ne remontes pas ?
— Si, si, fit le Hollandais.
Il s’arracha du fauteuil et s’engagea sur l’échelle, ne pouvant chasser de ses yeux ce qu’il avait vu.
Le mort n’avait plus aucun ongle à aucune des deux mains.
Ni les requins les plus féroces ni les mouettes les plus affamées n’arrachaient les ongles des cadavres.
Chapitre II
Un projecteur accroché à un cocotier brillait au milieu de la pelouse du Fisherman’s Cove comme un gros œil vert. Malko referma doucement la porte-fenêtre de son bungalow et s’engagea dans l’allée de pierre menant à la plage, en contrebas.
Presque tous les bungalows disposés sur trois niveaux étaient sombres. Les clients du Fisherman’s Cove se couchaient tôt. L’air embaumait et la lune brillait découpant l’îlot rocheux échoué en face de l’hôtel. Le grand hall ouvert à tous les vents à sa gauche, était désert lui aussi. À l’extrémité sud de la plage de Beauvallon, le Fisherman’s était le plus luxueux et le plus agréable des hôtels de Mahé.