Pat savait vaguement qu’il y avait des gens pouvant avoir de tels scrupules. Mais pendant un moment il ne crut pas que tel était bien le cas de ce Baldur. Il était convaincu que l’homme mentait. Mais pourquoi ?
— Puis-je me permettre une remarque ? dit une voix derrière Pat.
— Bien entendu, Mr Harding, répondit le capitaine, soulagé à l’idée qu’il pourrait peut-être sortir de cette impasse.
— Vous dites, reprit Harding, sur un ton qui rappela à Pat la façon dont il avait interrogé Mrs Schuster (comme cela était déjà loin !) vous dites, Mr Baldur, que vous êtes opposé aux piqûres hypodermiques ? Et moi je puis vous dire que vous n’êtes pas né sur la Lune. Or vous n’avez pas pu y être admis sans avoir subi l’examen sanitaire qui est de rigueur – et sans avoir accepté de recevoir les piqûres habituelles.
Cette question, de toute évidence, mit Baldur dans un état de grande agitation.
— Cela ne vous regarde pas ! lança-t-il.
— C’est parfaitement vrai, fit Harding sur un ton plaisant. J’essaie seulement de me rendre utile.
Il fit un pas vers l’autre et tendit sa main gauche.
— Je ne pense pas, reprit-il, que cela vous gêne de me montrer votre certificat de vaccination interplanétaire.
Pat se dit que c’était une question passablement stupide, car aucun œil humain ne pouvait lire l’information inscrite magnétiquement sur les certificats de vaccination. Il se demanda si Baldur y songerait, et dans ce cas, ce qu’il ferait.
Mais il n’eut pas le temps de réfléchir davantage.
Baldur, surpris, regardait la paume de la main gauche que lui tendait Harding. La main droite de celui-ci bougea si rapidement que le capitaine n’eut pas le temps de voir ce qui arrivait. Ce fut comme le tour de passe-passe réalisé par Sue Wilkins sur Mrs Williams. Mais l’opération avait été beaucoup plus spectaculaire et surtout plus brutale. Pour autant que Pat avait pu en juger, Baldur avait été frappé à la base de la nuque par le côté de la main de Harding – une science dont le jeune capitaine se demandait s’il serait désireux de l’acquérir.
— Il va se tenir tranquille pendant un quart d’heure, fit Harding sur un ton des plus naturels tandis que l’autre s’était affaissé dans son fauteuil. Pouvez-vous me donner un de ces tubes ?… Merci…
Il appuya le petit cylindre contre le bras de l’homme inconscient. Le visage de celui-ci ne changea pas…
Pat eut le sentiment que le contrôle de la situation lui échappait quelque peu. Il était satisfait que Harding eût exercé ses singuliers talents mais néanmoins il éprouvait une certaine gêne.
— Qu’avait donc ce Baldur ? demanda-t-il d’une voix un peu plaintive.
Pour toute réponse, Harding retroussa la manche du passager endormi et souleva son bras pour en montrer la partie charnue. Elle portait les traces – presque invisibles – de centaines de piqûres.
— Vous savez ce que cela signifie ?
Pat fit un signe d’acquiescement. Certains vices avaient mis plus longtemps que d’autres pour parvenir jusqu’à la Lune, mais tous avaient fini par y arriver.
— On ne peut pas blâmer ce pauvre diable de ne pas avoir voulu donner les raisons de son attitude. Il a été conditionné de telle sorte qu’il a pris les piqûres en aversion. A en juger d’après l’état de ces cicatrices, il n’a dû commencer sa cure de désintoxication qu’il y a quelques semaines. Maintenant, il lui était psychologiquement impossible de se piquer lui-même. J’espère que je n’aurai pas provoqué une rechute. Mais pour l’instant c’est le dernier de ses soucis…
— Comment a-t-il pu passer l’examen sanitaire ?
— Oh ! Il y a un service spécial pour les gens de cette sorte. Les docteurs n’en parlent pas, mais les patients sont provisoirement déconditionnés par hypnose. Il y en a plus qu’on ne le pense. Un voyage sur la Lune leur est d’ailleurs très recommandé comme complément de leur cure. Cela les place dans un milieu très différent de celui qui est habituellement le leur.
Pat aurait aimé poser d’autres questions à Harding, mais ils avaient déjà perdu beaucoup de temps. Par bonheur, les autres passagers avaient déjà franchi le cap. La petite démonstration de judo avait dû encourager ceux qui auraient été susceptibles de faire des manières.
— Vous n’avez plus besoin de moi, dit Sue, avec un pâle sourire, mais avec courage. Au revoir, Pat… Réveillez-moi quand tout sera terminé…
Il l’aida gentiment à s’allonger entre les rangées de sièges.
— C’est entendu, dit-il.
Et quand elle fut endormie, il ajouta à mi-voix.
— Mais je n’en suis pas sûr…
Il resta penché au-dessus d’elle pendant quelques instants, avant d’avoir recouvré assez de sang-froid pour faire face à ceux qui restaient encore – les hommes chargés de la discipline. Il y avait tant de choses qu’il aurait voulu dire à Sue… Maintenant l’occasion était passée, et peut-être pour toujours.
Il avala sa salive, qui ne passa que péniblement dans sa gorge desséchée, puis il se tourna vers ses compagnons encore éveillés. Il y avait un dernier problème à régler, et ce fut David Barrett qui le rappela.
— Eh bien, Capitaine, ne nous laissez pas en suspens. Quel est celui d’entre nous que vous voulez garder pour vous tenir compagnie ?
Pat ne répondit pas immédiatement. Il tendit à chacun d’eux un petit cylindre blanc.
— Je vous remercie de votre aide, dit-il. Je sais que ce que je fais maintenant est peut-être un peu mélodramatique, mais je crois que c’est la meilleure façon de régler le problème : un de ces tubes n’agira pas.
— J’espère que le mien agira, dit Barrett, qui sans perdre de temps l’appliqua sur son bras.
L’effet se produisit. Quelques secondes plus tard, Harding, Bryan et Johanson suivirent l’Anglais dans l’inconscience.
— Eh bien, dit McKenzie, il me semble que c’est moi qui vais rester. Je suis flatté de votre choix – à moins que vous n’ayez laissé au hasard le soin de décider ?
— Avant de répondre à votre question, fit Pat, il vaut mieux, je crois, que je mette Port Roris au courant de ce qui se passe.
Il se dirigea vers le poste de radio et fit un bref exposé de la situation. Il y eut un silence angoissé à l’autre bout de la ligne. Quelques instants plus tard, Pat reconnut la voix de l’Ingénieur en Chef Lawrence.
— Vous avez fait, naturellement, ce qu’il y avait de mieux à faire, dit celui-ci lorsque le capitaine lui eut répété son histoire d’une façon plus détaillée. Même si nous n’avons pas de difficultés imprévues, nous ne pourrons pas vous secourir avant cinq heures. Pourrez-vous tenir jusque-là ?
— Nous deux qui sommes éveillés, oui, car nous pourrons utiliser à tour de rôle le circuit respiratoire de notre unique scaphandre. Mais c’est pour les passagers que je me fais du souci.
— Ce que vous pouvez faire, c’est vérifier leur respiration et donner une bouffée d’oxygène à ceux qui vous sembleront le plus mal en point. Je vous jure que nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous atteindre le plus rapidement possible. Avez-vous encore quelque chose à me dire ?
Pat réfléchit pendant quelques secondes.
— Non, fit-il d’une voix fatiguée. Je vous rappellerai tous les quarts d’heure. Terminé.
Il se leva, lentement, car les efforts et l’empoisonnement par le gaz carbonique commençaient à peser lourdement sur lui, et il dit à McKenzie :
— Eh bien, Docteur, voulez-vous venir avec moi voir ce scaphandre…
— J’ai honte de moi. J’avais oublié son existence.
— Moi aussi je me suis fait du souci à ce sujet, car d’autres passagers ont pu le remarquer. Ils ont dû le voir en passant dans la valve d’entrée. Et d’ailleurs nous en avons parlé, le premier jour. Cela prouve combien on peut oublier les choses les plus évidentes.