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Il ne leur fallut que quelques minutes pour détacher du scaphandre la boîte absorbante et la réserve de vingt-quatre-heures d’oxygène. Tout le circuit respiratoire avait été conçu de telle façon qu’il puisse être démonté rapidement pour le cas où on aurait à s’en servir afin de pratiquer la respiration artificielle.

Pat se félicita – et ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait – de l’ingéniosité et de la prévoyance avec lesquelles le Séléné avait été aménagé. Il y avait, certes, de petites choses qui avaient été oubliées ou qui n’étaient pas tout à fait au point, mais elles étaient fort peu nombreuses.

Péniblement, avec leurs poumons endoloris, les deux seuls hommes qui étaient encore éveillés à bord du bateau prirent dans leurs mains le cylindre gris qui contenait une journée de vie. Puis ils dirent en même temps :

— A vous d’abord…

Cela les fit rire, mais sans joie. Pat déclara :

— Ne nous donnons pas la peine de discuter.

Et il plaça le masque sur son visage.

Ce fut comme une fraîche brise de mer après une journée d’été poussiéreuse ; comme un vent venant de montagnes couvertes de sapins et balayant l’air stagnant de quelque vallée profonde. Il aspira lentement, profondément, quatre bouffées vivifiantes, et expulsa l’air à fond, pour chasser de ses poumons le gaz carbonique. Puis, comme s’il lui avait tendu le calumet de la paix, il tendit à McKenzie l’appareil respiratoire.

Ces quatre aspirations avaient été suffisantes pour le revigorer, pour chasser les ombres qui s’étaient rassemblées dans son cerveau. Peut-être ce mieux être n’était-il, en partie, que psychologique – car une si faible quantité d’oxygène aurait-elle pu avoir d’aussi profonds effets ? – mais quelle que fût l’explication, il se sentait un nouvel homme.

Maintenant il pouvait faire face aux cinq heures – ou plus –, durant lesquelles il faudrait attendre.

Dix minutes plus tard, après avoir jeté un coup d’œil sur les passagers, il eut un autre motif d’espoir. Tous semblaient respirer aussi normalement qu’il était possible de le souhaiter. Ils respiraient très lentement, mais d’une façon régulière. Il donna à chacun d’eux quelques secondes d’oxygène, puis il appela la base.

— Ici le Séléné. Capitaine Harris… Le docteur McKenzie et moi-même nous nous sentons maintenant en meilleure forme, et aucun des passagers ne donne des signes alarmants. Je resterai à l’écoute et je vous rappellerai à la demie.

— Message reçu. Mais attendez une minute… Plusieurs représentants des agences d’information désirent vous parler.

— Je regrette, dit Pat. Je leur ai donné toutes les informations désirables, et j’ai à m’occuper de vingt personnes qui sont plongées dans le sommeil. Terminé.

Oh ! La raison qu’il donnait pour se taire lui sembla assez faible. Il se demanda même pourquoi il avait fait cela. Mais il éprouva soudain une sorte de rancœur qui n’était pas dans son caractère : « Hé quoi ! se dit-il, un homme ne peut-il même plus mourir tranquille aujourd’hui ? »

Et s’il avait su qu’il y avait une caméra en position à moins de quatre kilomètres d’où ils étaient, ses réactions auraient été encore plus violentes.

— Vous n’avez encore pas répondu à ma question, Capitaine, lui dit McKenzie de sa voix patiente.

— Quelle question ? Ah ! J’y suis… Non, ce n’est pas par hasard que vous avez été désigné pour rester éveillé. Le Commodore et moi, nous avons pensé que vous seriez l’homme le plus utile. Vous êtes un homme de science. Vous avez été le premier à noter l’élévation de la température. Et vous vous êtes abstenu d’en parler, ainsi que nous vous l’avions demandé.

— Eh bien, je vais essayer de faire de mon mieux pour répondre à ce que vous attendez de moi. Je me sens certainement beaucoup plus alerte que je ne l’ai été au cours de ces dernières heures. Cela vient de l’oxygène que nous avons respiré. La grosse question est : combien de temps durera-t-il ?

— Si nous n’en usions que tous les deux, il y en aurait pour douze heures, c’est-à-dire tout le temps voulu pour que nous soyons secourus. Mais il nous faudra donner aux autres la plus grosse part de cet oxygène s’il apparaît qu’ils en ont besoin. Je crois que si nous devons être sauvés, nous ne le serons que de justesse.

Tout en parlant, ils s’étaient assis, les jambes croisées, sur le plancher, près du poste de pilotage, avec la bouteille d’oxygène entre eux deux. Toutes les cinq ou six minutes, ils utilisaient l’inhalateur, mais seulement pour prendre une ou deux bouffées.

« Je n’aurais jamais imaginé, se disait Pat, qu’un jour je deviendrais un de ces personnages trop classiques que l’on voit à la télévision dans les drames de l’espace. Mais ces choses-là sont arrivées trop souvent dans la réalité pour être encore divertissantes – surtout quand on figure soi-même parmi les acteurs. »

Pat Harris et McKenzie – ou en tout cas presque certainement l’un d’eux – pourraient survivre s’ils abandonnaient les autres passagers à leur destin. En essayant de maintenir en vie ces vingt personnes, ils ne faisaient peut-être que hâter leur propre mort.

La situation était de celles où la logique entre en lutte contre le sens moral. Mais ce n’était pas nouveau. De tels drames n’avaient pas pris naissance avec l’ère de l’espace. Ils étaient aussi vieux que l’humanité, car dans le passé, maintes et maintes fois, des groupes humains perdus ou isolés avaient dû faire face à la mort par manque d’eau, de vivres ou de chaleur. Maintenant c’était l’oxygène qui leur manquait. Mais c’était exactement la même chose.

Certains de ces groupes n’avaient pas eu de survivants. Dans d’autres, il n’y en avait eu qu’une poignée qui avaient passé le reste de leur vie à se justifier. Que pouvait bien éprouver George Pollard, qui avait été capitaine de baleinier Essex, lorsqu’il se promenait dans les rues de Nantucket, regardé par des gens qui le soupçonnaient de cannibalisme ? C’était une histoire vieille de deux cents ans, et dont Pat n’avait jamais entendu parler, car il vivait sur un monde trop occupé à créer ses propres légendes pour se soucier de celles de la Terre.

En ce qui le concernait, il avait déjà fait son choix – et il savait, sans même avoir à le lui demander, que McKenzie était d’accord avec lui. Ni l’un ni l’autre n’étaient hommes à se battre pour une dernière bouffée d’oxygène. Mais si pourtant ils en venaient à se battre ?…

— Qu’est-ce qui vous fait sourire ? demanda McKenzie.

Pat se détendit. Il y avait, dans cet homme de science australien solidement bâti, il ne savait quoi qu’il trouvait très rassurant. Hansteen lui avait donné la même impression. Mais McKenzie était beaucoup plus jeune. Il y avait certains hommes à qui l’on savait que l’on pouvait se fier, des hommes dont vous pouviez être sûr qu’ils ne vous abandonneraient pas. Le physicien inspirait à Pat ce sentiment-là.

— Si vous voulez le savoir, dit-il en reposant le masque à oxygène, j’étais en train de me dire que je ne pourrais pas faire grand-chose contre vous si vous décidiez de garder cette bouteille pour vous tout seul.

McKenzie le regarda, un peu surpris, puis il sourit à son tour.

— Je pense, dit-il, que vous autres qui êtes nés sur la Lune, vous êtes très sensibles à ces différences musculaires…

— Oh ! Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai voulu dire, reprit Pat. Après tout, le cerveau est encore plus important que les muscles. Je ne peux d’ailleurs rien contre le fait que j’ai été élevé dans un monde où la pesanteur est six fois moindre que sur la Terre. Mais comment pouvez-vous savoir que je suis né sur la Lune ?