— Eh bien, en partie à cause de votre physique. Vous êtes presque tous grands et minces. Il y a aussi la couleur de votre peau. Le bronzage par éclairage artificiel ne vous donne jamais le même teint que la lumière naturelle du soleil.
— Votre bronzage à vous est certainement très réussi, répliqua Pat avec un sourire. La nuit, vous pourriez être une menace pour la navigation. Mais d’où vient votre nom de McKenzie ?
Pat, qui avait entendu parler des tensions raciales sur la Terre, tensions qui n’étaient même pas encore tout à fait apaisées, pouvait poser de telles questions sans le moindre embarras, et même sans se rendre compte qu’elles risquaient de gêner son interlocuteur.
— Ce nom a été donné à mon grand-père quand il a été baptisé par un missionnaire. Et je doute qu’il ait le moindre rapport avec mon ascendance.
Pour autant que je sache, je suis un aborigène pur sang.
— Un aborigène ?
— Oui. Les gens de ma race occupaient l’Australie avant l’arrivée des Blancs. Ce qui suivit ensuite fut assez déprimant.
Pat n’avait qu’une très vague connaissance de l’histoire terrestre. Comme beaucoup de gens vivant sur la Lune, il avait tendance à croire que rien d’important ne s’était produit avant le 8 novembre 1967, lorsque le cinquantième anniversaire de la révolution russe avait été célébré de façon si spectaculaire.
— Il a dû y avoir une guerre ? demanda-t-il.
— Il serait exagéré d’employer ce mot. Nous avions des lances et des boomerangs. Ils avaient des fusils. Sans parler de la tuberculose et d’autres choses de ce genre qui étaient encore plus efficaces. Il nous fallut un siècle et demi pour nous en remettre. Et ce n’est qu’au cours du siècle dernier, vers 1940, que notre population a recommencé à augmenter. Maintenant, nous sommes une centaine de mille – presque autant que quand vos ancêtres sont venus.
McKenzie donna à Pat ces informations avec un détachement ironique qui excluait toute animosité personnelle, mais le capitaine du Séléné jugea néanmoins utile de décliner sa propre responsabilité pour les méfaits commis par ses ascendants terrestres.
— Ne rejetez pas sur moi le blâme à propos de ce qui s’est passé sur la Terre, dit-il. Je n’y suis jamais allé et je n’irai jamais. Je ne pourrais pas supporter sa pesanteur. Mais j’ai regardé souvent l’Australie dans un télescope. J’ai un certain attachement pour cette partie du globe. Mes parents venaient de Woomera.
— Et ce sont mes ancêtres à moi qui ont donné son nom à cet endroit. Un woomer était un endroit où l’on donnait des exhibitions du maniement de la lance.
— Y a-t-il encore des gens de votre race – demanda Pat en choisissant ses mots avec soin – qui continuent à vivre dans des conditions primitives ? J’ai entendu dire qu’il y en avait toujours dans certaines parties de l’Asie.
— La vieille vie des tribus a disparu. Cela s’est fait très rapidement quand les nations africaines de l’O.N.U. se sont mises à vouloir bousculer l’Australie. Et elles l’ont fait souvent, je dois ajouter, d’une façon assez peu correcte – car je me considère avant tout comme un Australien. Mon titre d’aborigène ne vient qu’ensuite. Je dois toutefois admettre que mes concitoyens de race blanche se sont montrés bien des fois passablement stupides. Il fallait qu’ils le soient pour croire que nous l’étions. Certains d’entre eux, jusqu’au siècle dernier, ne nous considéraient-ils pas comme des sauvages de l’âge de pierre ? Nos techniques étaient primitives, c’est vrai… Mais nous n’étions pas des sauvages.
Cette discussion, sous une couche de poussière lunaire, à propos de conditions de vie terriblement éloignées dans le temps et dans l’espace, ne sembla pas du tout incongrue à Pat. Lui et McKenzie devaient se distraire comme ils le pouvaient pendant les instants où ils n’étaient pas occupés par leurs vingt compagnons endormis. Ils devaient lutter contre le sommeil, au moins pendant près de cinq heures encore. Bavarder était la meilleure façon de le faire.
— Si vos semblables, Docteur, n’étaient pas des sauvages de l’âge de pierre – et en tout cas je puis affirmer que vous n’en êtes pas un – comment les Blancs ont-ils pu avoir une pareille idée ?
— Par pure stupidité, et en se fondant sur des vues préconçues. Il est facile de supposer que si un homme ne sait pas compter, écrire et parler correctement l’anglais, il doit être inintelligent. Je peux vous donner un exemple parfait dans ma propre famille. Mon grand-père – le premier des McKenzie – vécut assez pour voir l’an 2.000, mais il ne sut jamais compter jusqu’à plus de dix. Et sa description d’une éclipse de Lune tenait en ces quelques mots « Lampe à pétrole appartenant Jésus-Christ fini briller. »
« Et maintenant je sais, moi, tracer les équations différentielles du mouvement orbital de la Lune, mais je n’ai pas la prétention d’être plus intelligent que l’était mon grand-père. S’il avait été éduqué, il aurait peut-être été un meilleur physicien que moi. Nos chances ont été différentes, voilà tout. Mon grand-père n’a jamais eu l’occasion d’apprendre à compter – et moi je n’ai jamais eu à élever une famille dans le désert, travail qui exigeait lui aussi beaucoup d’habileté et ne laissait guère de loisirs.
— Peut-être, dit pensivement Pat, trouverions-nous à utiliser ici quelques-unes des compétences de votre grand-père. Car que faisons-nous, si ce n’est essayer de survivre dans un désert ?
— Oui, je crois que vous pouvez dire cela, bien que je ne voie pas en quoi un boomerang ou l’art de faire du feu avec une baguette de bois pourraient nous être utiles. Peut-être pourrions-nous utiliser la magie ? Mais mes compétences en la matière sont faibles. Et je doute que les vieux dieux de ma tribu veuillent quitter la Terre d’Arnhem pour nous venir en aide…
— Regrettez-vous, demanda Pat, que votre peuple ait dû rompre avec son mode de vie d’autrefois ?
— Comment le regretterais-je ? Je connais à peine ce mode de vie. Je suis né à Brisbane et j’avais appris à me servir d’un computeur électronique avant même d’avoir vu un corroborée…
— Un quoi ?
— Il s’agit d’une danse religieuse qui se pratiquait dans les tribus, et la moitié de ceux qui participaient à cette danse préparaient des diplômes d’anthropologie culturelle. Je n’ai aucune illusion romantique concernant la vie simple et le noble sauvage. Mes ancêtres étaient des gens intelligents, et je n’ai pas honte d’eux, mais la géographie les avait enfermés dans une impasse. La lutte qu’ils devaient mener pour vivre ne leur laissait pas assez d’énergie pour faire avancer leur forme de civilisation. Finalement ce fut une bonne chose que les Blancs soient arrivés, malgré leur charmante habitude de nous vendre de la farine empoisonnée quand ils désiraient nos terres.
— Ils ont fait cela ?
— Ils l’ont certainement fait. Mais pourquoi êtes-vous surpris ? Les Blancs ont bien fait entre eux, et à des dates plus rapprochées, des choses encore plus horribles.
Pat réfléchit à tout cela pendant quelques instants.
Puis il regarda sa montre et dit avec une expression de soulagement :
— Il est temps que je reprenne contact avec la base. Mais auparavant, allons jeter un coup d’œil sur nos passagers.
Chapitre V
Ce n’était plus le moment, comprit Lawrence, de se soucier des igloos gonflables et des autres commodités à apporter à la vie sur la Mer de la Soif. Tout ce qui importait maintenant était d’introduire des tuyaux à air dans le bateau. Les ingénieurs et techniciens devaient pour cela transpirer dans leurs scaphandres jusqu’à ce que le travail soit fini. Mais leur épreuve de toute façon ne serait pas longue. S’ils ne pouvaient pas réussir à accomplir cette tâche en cinq heures, six au grand maximum, il n’y aurait plus qu’à faire demi-tour et à abandonner le Séléné à ce monde dont il portait le nom.