Dans les ateliers de Port Roris, des miracles d’improvisation qui ne seraient jamais diffusés ni vantés avaient été déjà accomplis. Tout un système de conditionnement d’air, avec ses réservoirs d’oxygène liquide, ses appareils absorbants pour l’humidité et le gaz carbonique, ses régulateurs de température et de pression, avait été édifié, et maintenant on le démontait et on le chargeait sur un « glisseur ». Il en était de même pour une petite installation de forage, qui avait été expédiée en toute hâte, au moyen de la fusée navette, par le service de géophysique de Clavius City. Il en était de même encore pour la tuyauterie, qui avait été spécialement dessinée, et qui devrait fonctionner du premier coup, car on n’aurait pas le temps de la modifier.
Lawrence n’essayait pas d’activer ses hommes. Il savait que cela n’était pas nécessaire. Il restait à l’arrière-plan, se contentant de vérifier le flot de matériel venant des ateliers ou des réserves et que l’on portait vers les « glisseurs ». Il s’efforçait de prévoir les « pépins » qui pourraient surgir. Quels outils seraient nécessaires ? En avait-on prévu assez ? Ne serait-il pas bon de ne charger les éléments du radeau qu’en dernier lieu, afin de pouvoir les décharger les premiers ? Serait-il prudent d’envoyer de l’oxygène dans le Séléné avant d’avoir établi un tuyau pour l’évacuation de l’air vicié ? Toutes ces questions, et des tas d’autres – les unes banales, les autres vitales traversaient son esprit.
A plusieurs reprises, il appela Pat pour lui demander des renseignements d’ordre technique, concernant surtout la pression de la température. Il voulait aussi savoir si la valve de sécurité de la cabine s’était déjà ouverte (elle n’avait pas dû le faire, car elle était comprimée par la poussière). Enfin il demandait au capitaine du Séléné des conseils sur les endroits du toit du bateau où il serait préférable de percer les trous.
Chaque fois Pat lui répondait avec une lenteur et une difficulté croissantes.
Malgré tous les efforts faits par les reporters – qui rôdaient maintenant nombreux dans les parages et qui encombraient les circuits de radio et de T.V. entre Terre et Lune – afin d’obtenir de lui une interview, Lawrence avait énergiquement refusé de leur parler. Il avait déjà fait une brève déclaration, expliquant la situation et ce qu’il avait l’intention de faire. Le reste incombait aux gens de l’administration. C’était en outre leur métier de le protéger afin qu’il puisse accomplir tranquillement sa tâche. Il l’avait dit, d’ailleurs, très clairement, au directeur du Comité de Tourisme, et il avait raccroché aussitôt pour que Davis n’engage pas une discussion.
Il n’avait même pas eu le temps, naturellement, de jeter un coup d’œil sur les images de la télévision, mais il lui était revenu que le docteur Lawson était en train de se faire rapidement une réputation de personnalité marquante. Mais Lawrence avait aussitôt compris et c’était là le travail de ce garçon des Informations Interplanétaires entre les mains duquel il avait poussé l’astronome. Ce gaillard devait être maintenant particulièrement satisfait…
Ce n’était pourtant pas tout à fait le cas.
Perché sur la haute terrasse des Montagnes Inaccessibles – dont il avait réfuté le nom – Maurice Spenser se rapprochait rapidement de cet état de dépression et d’ulcération qu’il s’était efforcé d’éviter pendant toute sa vie de travail. Il avait déjà dépensé une centaine de milliers de stollars pour amener l’Auriga jusque-là – et maintenant il semblait qu’il n’allait rien se passer du tout.
Tout serait sans doute terminé avant même que les « glisseurs » n’arrivent. L’opération de sauvetage, qui aurait tenu en haleine des millions de spectateurs devant leurs écrans ne se réaliserait jamais… Et les quelques curieux qui auraient patienté pour voir arracher à la mort vingt-deux hommes et femmes n’auraient aucune envie d’assister à une exhumation.
Telle était la froide analyse que Spenser, d’après les dernières nouvelles qu’il avait reçues, faisait de la situation Mais il se sentait aussi très malheureux en tant que créature humaine. C’était une terrible chose que de rester là sur ces montagnes, à quatre ou cinq kilomètres seulement de la menaçante tragédie et de ne pouvoir absolument rien faire pour l’éviter. Il se sentait presque honteux de respirer en pensant que ces gens qui étaient là-bas suffoquaient de plus en plus.
A maintes reprises, il s’était déjà demandé si l’Auriga pouvait faire quelque chose pour les aider. L’intérêt que cela aurait pu avoir en matière d’information ne lui échappait certes pas, mais dans son esprit il ne le mettait pas au premier plan. Maintenant il était sur qu’il ne pouvait être rien d’autre qu’un spectateur. Cette mer implacable écartait toute possibilité d’aide.
Il avait déjà assisté à d’autres désastres. Mais cette fois il avait plus particulièrement l’impression pénible de jouer le rôle du vampire.
Tout était très paisible, maintenant, à bord du Séléné. Si paisible que les deux hommes qui veillaient devaient lutter contre le sommeil. Comme il serait agréable, se disait Pat, de pouvoir rejoindre les autres, qui dormaient autour de lui et qui avaient peut-être des rêves heureux. Il les enviait et parfois éprouvait même une pointe de jalousie. Puis aspirait quelques bouffées de la provision d’oxygène, qui commençait déjà à baisser. Et la réalité, tandis qu’il constatait le péril, s’emparait à nouveau de lui.
Un homme seul n’aurait jamais pu rester éveillé ni s’occuper de ses vingt compagnons inconscients et leur donner de l’oxygène quand ils présentaient des signes de difficultés respiratoires. McKenzie et lui se comportaient l’un envers l’autre comme des chiens de garde. A plusieurs reprises, chacun d’eux avait secoué l’autre au moment où il allait sombrer dans le sommeil. Cela n’aurait pas présenté de difficultés s’ils avaient disposé de beaucoup d’oxygène. Mais cette bouteille unique serait rapidement épuisée ?
Il était affolant de savoir qu’il y avait encore beaucoup d’oxygène liquide dans les principaux réservoirs du bateau, mais qu’il n’existait pour eux aucun moyen de l’utiliser. Le système de distribution automatique le faisait passer d’une façon constante et régulière dans les évaporateurs, puis dans la cabine où il était aussitôt contaminé par une atmosphère devenue presque intolérable.
Pat n’avait jamais eu l’impression que le temps s’écoulait aussi lentement. Il lui semblait presque incroyable que seulement quatre heures se soient écoulées depuis que McKenzie et lui avaient été laissés pour veiller sur les passagers endormis. Il aurait juré que cela durait depuis quatre jours durant lesquels ils avaient bavardé paisiblement, pris contact avec la base tous les quarts d’heure, vérifié le pouls et la respiration de leurs compagnons et distribué l’oxygène d’une main miséricordieuse.
Mais rien ne dure jamais éternellement. Du monde extérieur que les deux hommes pensaient bien ne revoir jamais leur arriva, par la radio, la nouvelle qu’ils attendaient depuis si longtemps.