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— Nous sommes en route, leur dit la voix fatiguée mais résolue de l’Ingénieur en Chef Lawrence. Vous n’avez qu’à tenir encore pendant une heure. Nous serons au-dessus de vous à ce moment-là. Comment vous sentez-vous ?

— Très fatigués, répondit lentement Pat. Mais nous pourrons tenir.

— Et les passagers ?

— Eux aussi. Ils tiendront aussi longtemps que nous.

— Très bien. Je vous appellerai toutes les dix minutes. Laissez votre récepteur ouvert, au maximum de sa puissance. C’est une idée du service médical… On va vous envoyer de la musique, pour que vous ne couriez pas le risque de vous endormir.

L’éclatante fanfare des cuivres retentit le long des ondes, de la Lune à la Terre et dans tout le système solaire, libérant les rythmes martiaux et exaltants de la Marche de Rakowski. Hector Berlioz, lorsqu’il avait composé cette œuvre magistrale, n’avait certainement pas pensé que deux siècles plus tard elle apporterait du réconfort et de l’espoir à des hommes luttant pour leur vie sur un autre monde.

Tandis que cette musique emplissait la cabine, Pat regarda le docteur McKenzie avec un pâle sourire.

— C’est peut-être démodé, dit-il, mais ça agit toujours.

Le sang coulait plus vite dans ses veines. Avec son pied il battait la mesure. A travers l’espace le grand thème musical leur restituait le piétinement des armées en marche, le tonnerre de la cavalerie à travers mille champs de bataille, l’appel des clairons qui avait jadis convié les nations à faire face à leur destinée. Tous ces bruits de combats avaient disparu depuis longtemps de la face de la Terre, et il était bien qu’il en fût ainsi. Mais ils avaient laissé derrière eux ce qui était beau et noble des exemples d’héroïsme et de sacrifice et la preuve que l’homme pouvait encore lutter même quand son corps avait dépassé les limites de l’endurance physique.

Tandis que ses poumons peinaient pour respirer l’air vicié, Pat Harris comprenait combien il allait avoir besoin de cette inspiration vivifiante venue du passé s’il voulait encore résister contre la mort pendant l’heure interminable qui allait maintenant s’écouler.

* * *

Sur le pont minuscule et encombré de Glisseur I, l’Ingénieur en Chef Lawrence écoutait lui aussi cette même musique, et elle avait sur lui les mêmes effets Sa petite flottille ne se rendait-elle pas elle aussi à une bataille, contre un ennemi que l’homme aurait à affronter jusqu’au bout des temps ? Tandis que l’espèce humaine se répandrait à travers l’univers de planète en planète, puis de soleil en soleil, les forces de la nature continueraient à se dresser contre lui, de façons nouvelles et inattendues. Même la Terre, bien que conquise depuis des millénaires, présentait encore beaucoup de pièges pour les imprudents. Mais que dire d’un monde que l’homme ne connaissait que depuis une génération et où la mort le guettait sous cent masques innocents ? Qu’on arrachât ou non sa proie à la Mer de la Soif, Lawrence était sûr d’une chose : demain la Lune leur lancerait un nouveau défi.

Chaque « glisseur » n’avait qu’une remorque, mais sur celle-ci le matériel était empilé si haut qu’on avait l’impression que son poids devait être impressionnant. En fait le gros de la charge était constitué par des bonbonnes vides qui serviraient de support au radeau.

Tout ce qui n’était pas absolument essentiel pour la première phase des opérations avait été laissé à la base. Et dès que Glisseur I aurait déchargé sa cargaison, il serait renvoyé à Port Roris pour y prendre un nouveau chargement.

Ce qu’il fallait, c’était établir une navette permanente entre la base et l’endroit où le Séléné était englouti, afin que, si l’on avait besoin de quelque chose très rapidement, il ne faille pas plus d’une heure pour l’avoir. Mais ces considérations, naturellement, procédaient d’une vue optimiste des choses. Il était possible, hélas ! Lorsqu’ils arriveraient sur place, qu’ils n’aient plus aucune raison de se presser.

Tandis que les bâtiments du port disparaissaient rapidement derrière l’horizon, Lawrence exposa de nouveau à ses hommes quel serait exactement leur travail. Il avait songé, pour mieux mettre au point l’opération projetée, à faire une sorte de répétition générale avant le départ, mais c’était encore un de ces projets qu’il avait dû abandonner faute de temps. Il était indispensable d’agir dans les limites fixées, et chaque seconde qui s’écoulait le rapprochait du point crucial.

— Jones, Sikorsky, Coleman, Matsui, quand nous serons sur place, vous déchargerez les bonbonnes et les disposerez sur la mer de poussière dans l’ordre convenu. Dès que cela sera fait, Bruce et Hodge fixeront les traverses. Prenez bien garde de ne pas laisser échapper de vos mains les boulons et les écrous, et veillez à ce que vos outils soient bien attachés à vos ceintures. S’il vous arrive de tomber accidentellement dans la poussière, ne vous affolez pas. Vous ne vous enfoncerez que de quelques centimètres. Je le sais par expérience…

« Sikorsky et Jones, vous aiderez à installer le plancher dès que les traverses seront posées. Coleman et Matsui, dès qu’il y aura sur le radeau assez de place pour pouvoir y travailler, commencez à décharger la tuyauterie. Greenwoods, Renaldi, c’est à vous qu’incombera l’opération de forage…

Et Lawrence continuait, n’omettant aucun détail.

Le grand danger, il le savait, était que ces hommes ne se gênent mutuellement en travaillant dans un espace aussi étroit. Il suffirait d’un accident banal pour que tout fût compromis.

Une des craintes les plus vives de Lawrence, une de celles qui l’avaient le plus hanté depuis leur départ de Port Roris, était qu’ils n’eussent oublié quelque outil absolument indispensable. Mais il y avait pour lui un cauchemar plus épouvantable encore ; il tremblait à la pensée que les vingt-deux hommes et femmes enfermés dans le Séléné pourraient mourir à l’instant même où on allait les sauver parce que l’unique clef à écrou spéciale dont ils disposaient pour réaliser l’ultime connexion serait tombée pardessus bord…

* * *

Sur les Montagnes Inaccessibles, Maurice Spenser regardait dans ses jumelles tout en écoutant à la radio les voix qui se faisaient entendre à travers la Mer de la Soif.

Toutes les dix minutes, Lawrence parlait au Séléné, et chaque fois la réponse se faisait attendre un peu plus longtemps. Mais Harris et McKenzie se cramponnaient au désir de ne pas perdre conscience et y parvenaient, grâce à leur force de volonté et grâce aussi, peut-être, à l’encouragement musical que leur envoyait Clavius City.

— Qu’est-ce que les psychologues leur font entendre maintenant ? demanda Spenser.

Le radio-télégraphiste qui se tenait de l’autre côté de la cabine augmenta un peu le volume du son et les rythmes de Walkyries retentirent à travers les Montagnes Inaccessibles.

— Je ne crois pas, grommela le capitaine Anson, qu’ils leur aient donné de la musique postérieure au dix-neuvième siècle.

— Oh ! Si, ils leur en ont donné, fit Jules Braques, tout en mettant délicatement au point sa caméra. Ils leur ont donné, il y a juste un instant, la Danse du Sabre, de Katchaturian. C’est de la musique qui n’a pas plus de cent ans.

— Attention, dit le radio-télégraphiste. Glisseur I va appeler de nouveau le Séléné.

Le silence se fit instantanément dans la cabine.

A l’instant même, ils entendirent l’appel du « glisseur ». L’expédition de secours était maintenant si près d’eux que l’Auriga pouvait capter directement son émission sans avoir à recourir au relais de Lagrange.