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— Lawrence appelle le Séléné. Nous serons vers vous dans dix minutes. Est-ce que tout va bien ?

De nouveau, il y eut la pénible attente. Cette fois elle dura cinq ou six secondes.

— Le Séléné vous répond. Rien de changé…

Ce fut tout. Pat Harris ne voulait pas gaspiller ce qui lui restait de souffle.

— Dix minutes, fit Spenser. On devrait déjà les voir. Rien sur l’écran ?

— Pas encore, répondit Jules.

Il explorait lentement l’horizon. Mais l’arc que formait celui-ci était vide. Il n’y avait rien entre la mer de poussière et la nuit noire de l’espace.

La Lune, pensait Jules Braques, est un casse-tête pour les cameramen. Tout était couleur de suie ou blanc comme un lait de chaux. Il n’y avait pas de nuances, pas de ces demi-teintes agréables. Et, naturellement, il y avait l’éternel problème des étoiles, bien que ce fût un problème esthétique plutôt que technique.

Le public s’attendait toujours à voir des étoiles quand on lui montrait le ciel lunaire, même en plein jour. Mais en fait, quand il faisait jour sur la Lune, l’œil humain ne pouvait pas les voir, car l’œil était si désensibilisé par la lumière que le ciel, d’un noir absolu, semblait vide.

Si on voulait voir les étoiles, il fallait mettre des œillères qui faisaient disparaître toute autre lumière que celles du ciel. Vos pupilles, alors, s’élargissaient et les étoiles apparaissaient une à une et meublaient le champ de vision. Mais dès que l’on regardait autre chose, pfuit, elles disparaissaient. L’œil humain, pendant le jour, ne pouvait pas contempler en même temps le paysage et les étoiles. On ne pouvait pas les voir ensemble.

Mais cela, les caméras de télévision le pouvaient si on le désirait, et certains directeurs de réseaux préféraient qu’il en fût ainsi. D’autres soutenaient que c’était falsifier la réalité, et ce problème n’avait pas encore trouvé sa solution.

Jules Braques appartenait plutôt à l’école réaliste. Il ne brancherait le dispositif permettant de voir les étoiles que si on le lui demandait du studio.

A tout moment, maintenant, il était susceptible de transmettre quelque chose à la Terre. Déjà il avait passé des « flashes » sur le réseau : vue générale des montagnes, aspect de la Mer de la Soif, gros plan avec le piquet solitaire enfoncé dans la poussière. Mais avant longtemps, et peut-être pendant des heures, sa caméra allait sans doute devenir le regard de millions de téléspectateurs. Ou tout cela finirait sur un échec, ou ce serait, au contraire, le plus grand reportage de l’année.

Il tâta le talisman qu’il avait dans sa poche. Jules Braques, membre de la Société Cinématographique et des Ingénieurs de la Télévision, aurait été très mécontent si quelqu’un l’avait accusé de porter sur lui un grigri. Mais d’autre part il aurait été bien en peine pour expliquer pourquoi, tant que l’affaire sur laquelle il travaillait n’était pas favorablement engagée, il ne se séparait jamais de ce petit porte-bonheur.

— Les voilà ! s’écria Spenser.

Le son même de sa voix indiquait avec quelle tension d’esprit il avait guetté. Il abaissa ses jumelles.

— Vous êtes trop sur la droite, dit-il.

Jules rectifia la position.

Sur l’écran de la cabine, la régularité géométrique du lointain horizon avait été enfin rompue. Deux minuscules étoiles étaient apparues sur cet arc parfait qui séparait le ciel de la mer de poussière. Les « glisseurs » avançaient sur la surface de la Lune.

Même avec les téléobjectifs poussés à leur maximum de puissance, ils semblaient encore petits et lointains. Et c’était bien ce que Jules désirait. Il était soucieux de donner une impression de vide, de solitude infinie. Il jeta un rapide coup d’œil à l’écran principal de l’astronef, puis régla ses appareils sur le circuit interplanétaire. Oui, tout allait bien.

Il chercha dans sa poche, en sortit un minuscule poste récepteur et le posa au sommet de sa caméra. Puis il souleva le panneau qui lui cachait le viseur, et aussitôt il vit dans celui-ci une scène faite de couleur et de mouvement. Au même instant une voix si faible qu’elle semblait sortir du gosier d’un insecte commençait à se faire entendre. Elle disait qu’il s’agissait d’un programme spécial des Informations Interplanétaires, sur la chaîne Un Zéro Sept, et que ce programme allait amener les téléspectateurs sur la Lune.

Dans son viseur, Braques voyait la même image que sur le petit écran de contrôle. Non, pas tout à fait la même : celle de l’écran, en effet, avait été prise deux secondes et demie plus tôt, le temps qu’elle aille de la Lune à la Terre et qu’elle en revienne.

Pendant cette fraction infime de la durée – deux millions et demi de microsecondes, pour parler comme les ingénieurs électroniciens – elle avait subi maintes transformations et aventures. Dans la caméra même, elle avait été saisie par le transmetteur de l’Auriga et dirigée sur Lagrange II, à cinquante mille kilomètres au-dessus de leurs têtes. Là, elle avait été lancée dans l’espace, puis captée par l’un ou l’autre des relais-satellites qui tournaient autour de la Terre. Les dernières centaines de kilomètres, les plus durs de tous, à travers l’ionosphère, l’avait amenée jusqu’au building des Informations Interplanétaires, où ses aventures avaient réellement commencé alors qu’elle rejoignait le flot incessant de sons et de signaux électriques grâce auxquels on informait et amusait une bonne partie de l’espèce humaine.

Et maintenant cette image était revenue, après avoir passé entre les mains des directeurs de programmes, des ingénieurs assistants, des services chargés des effets spécieux. Elle était revenue d’où elle était partie, passant de nouveau par de nombreux relais. Pour aller du viseur de la caméra au petit récepteur de poche – à peine la largeur de la main les séparait – l’image avait parcouru près de sept cent cinquante mille kilomètres.

Jules Braques se demanda si cela en valait la peine… Les hommes s’étaient déjà posé des questions de ce genre bien avant que la télévision ne fût inventée.

Chapitre VI

Lawrence aperçut l’Auriga alors qu’il était encore à quinze kilomètres des Montagnes Inaccessibles. Il eût d’ailleurs été difficile de ne pas le voir, car c’était un objet remarquable, dont la coque de métal et de matière plastique brillait au soleil.

— Que diable est-ce là ? se demanda-t-il.

Mais il ne tarda pas à se donner la réponse. Il était évident que c’était un astronef. Et il se rappela avoir entendu à Port Roris de vagues rumeurs concernant un vaisseau de l’espace qui avait été loué par une entreprise d’informations pour aller dans ces montagnes. Ce n’était pas son affaire, bien qu’à un moment donné il ait lui-même examiné la possibilité de transporter jusque-là par astronef le matériel qui lui serait nécessaire, afin d’éviter la fastidieuse traversée de la Mer de la Soif. Malheureusement l’idée était irréalisable. Il n’y avait aucun point d’atterrissage assez sûr à moins de cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer. La terrasse qui avait si bien convenu à l’Auriga était beaucoup trop haute pour pouvoir être utilisée.

L’Ingénieur en Chef se demanda si cela lui plairait beaucoup de savoir que tous ses mouvements seraient observés par les téléobjectifs installés sur ces montagnes ? Mais il n’y pouvait rien. Il avait déjà repoussé une tentative faite par un reporter d’installer une caméra sur un de ses « glisseurs », au grand soulagement (mais cela, Lawrence ne le savait pas) des Informations Interplanétaires, tandis qu’au contraire les autres agences s’étaient considérées comme terriblement frustrées.