Maintenant le second caisson était amené au-dessus du premier et accolé à celui-ci. Ils furent assujettis l’un à l’autre et une fois de plus Lawrence donna l’ordre de descendre le tout.
La résistance de la poussière augmentait, mais l’énorme tube continuait à s’enfoncer doucement sous l’effet de son propre poids.
— Huit mètres, dit Lawrence. Ce qui signifie que nous avons fait plus de la moitié du chemin. Envoyez la section numéro 3.
Celle-ci posée, il n’en resterait plus qu’une à mettre, et l’Ingénieur en Chef en avait fait amener encore une autre en supplément, pour le cas où on en aurait besoin. Il se méfiait en effet beaucoup de la faculté qu’avait la mer de poussière d’avaler le matériel qu’on laissait échapper. Jusque-là on n’avait perdu que quelques écrous et quelques boulons, mais si un caisson se détachait du crochet de la grue, il disparaîtrait en un instant. Et même s’il ne s’enfonçait pas très vite – ce qui serait le cas s’il tombait sur le côté – il serait néanmoins impossible de le récupérer. Car ils n’auraient pas de temps à gaspiller pour sauver leur propre matériel de sauvetage.
Le caisson numéro 3 fut posé sans encombre. Le tout s’enfonça avec une grande lenteur, mais s’enfonça. Dans quelques minutes, si tout allait bien, ils toucheraient le toit du bateau.
— Nous sommes à douze mètres de profondeur, annonça Lawrence aux passagers. Nous ne sommes donc maintenant qu’à trois mètres au-dessus de vous. D’un moment à l’autre vous allez pouvoir entendre le choc.
Ils l’entendirent en effet peu après, et ce fut un bruit extraordinairement rassurant.
Plus de dix minutes plus tôt, Hansteen avait noté la vibration du tuyau d’oxygène à l’intérieur de la cabine tandis-que le caisson descendait. La vibration cessait quand il s’arrêtait et reprenait quand il se remettait en mouvement.
Cette vibration venait de recommencer, accompagnée cette fois d’une très légère chute de poussière venue du plafond. Les deux tuyaux à air, maintenant, ne faisaient saillie que d’une vingtaine de centimètres au-dessus des points où le toit avait été percé, et on avait rendu hermétiques ces points d’entrée au moyen du ciment extra-rapide qui faisait partie de l’équipement d’urgence dans tous les vaisseaux de l’espace. Ce ciment semblait s’être un peu effrité. Mais cette impalpable pluie de poussière était beaucoup trop légère pour inspirer de la crainte. Néanmoins Hansteen jugea bon de signaler la chose au capitaine qui ne l’avait peut-être pas remarquée.
— C’est curieux, dit Pat en regardant le plafond. Ce ciment devrait tenir, même s’il y a une vibration dans le tuyau.
Il monta sur un fauteuil et examina le tube à air plus attentivement. Il ne vit rien, et au bout d’un moment redescendit. Il semblait perplexe et soucieux. Il était même plus soucieux encore qu’il n’en avait l’air.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Hansteen.
Le Commodore avait appris à connaître suffisamment Pat pour lire sur son visage comme dans un livre ouvert.
— Ce tuyau a remonté légèrement dans le toit, dit-il. Il doit y avoir là-haut quelqu’un qui ne s’est pas montré très soigneux. Il y a un décalage d’au moins un centimètre depuis que j’ai mis le ciment.
Pat Harris s’interrompit. Puis il dit soudain :
— Oh ! Mon Dieu ! Pourvu que cela ne vienne pas de nous ! Peut-être est-ce nous qui nous enfonçons encore !
— Et si c’était le cas ? demanda avec calme le Commodore. Le fait que la poussière continue à se tasser au-dessous de nous sous notre poids n’implique pas que nous soyons en danger. A en juger d’après ce tuyau, nous ne nous sommes enfoncés que d’un centimètre en vingt-quatre heures. Et ils ont la possibilité de faire descendre un peu plus le tube si c’était nécessaire.
Pat se sentit un peu honteux de s’être alarmé et se mit à rire.
— Naturellement… Votre réponse est la bonne. J’aurais dû y penser plus tôt. Nous n’avons probablement jamais cessé de nous enfoncer avec une lenteur extrême. Mais il a fallu ce tube pour que nous nous en apercevions. Je pense toutefois qu’il est bon de signaler la chose à Mr Lawrence. Elle peut affecter ses calculs.
Pat se dirigea vers l’avant de la cabine. Mais il ne devait pas y parvenir…
Chapitre X
Il avait fallu à la nature un million d’années pour installer la trappe dans laquelle le Séléné était tombé. La deuxième fois, le Séléné fut pris dans un piège qu’il avait lui-même tendu.
Parce que les ingénieurs qui en avaient fait les plans n’avaient pas eu à calculer son poids à quelques grammes près, ni à prévoir des voyages durant plus de quelques heures, ils n’avaient pas équipé le bateau avec un de ces ingénieux mais peu ragoûtants systèmes par le moyen desquels les astronefs refont automatiquement leur provision d’eau. Le Séléné n’avait pas besoin de renouveler celle-ci de la même façon que les vaisseaux accomplissant de longs voyages dans l’espace. Il n’utilisait à chaque sortie qu’une quantité d’eau relativement faible et était chaque fois réapprovisionné.
Durant les cinq jours précédents, plusieurs centaines de kilos de liquide et de vapeur avaient quitté le Séléné et avaient été instantanément absorbés par la poussière assoiffée. Depuis des heures, cette poussière, dans le voisinage des valves d’évacuation, était saturée et s’était transformée en boue. Se glissant sous le bateau par une foule de petits canaux, elle avait imbibé la mer environnante. Silencieusement, lentement, le Séléné avait commencé à s’enfoncer dans la poussière qui lui servait de fondation. Les légères secousses causées par la descente des caissons avaient fait le reste.
Sur le radeau, le premier signe du désastre se manifesta lorsque s’alluma, dans le purificateur d’air, la petite lampe d’alarme rouge, en synchronisme avec le hurlement du radio-klaxon qui se fit entendre dans tous les scaphandres. Le hurlement cessa presque aussitôt, lorsqu’un technicien eut pressé sur un bouton. Mais la lumière rouge continua à briller.
Un coup d’œil au cadran suffit à Lawrence pour qu’il comprît ce qui se passait. Les tuyaux d’air – les deux tuyaux – n’étaient plus reliés au Séléné. Le purificateur envoyait de l’oxygène dans la mer par un des tubes, et par l’autre, ce qui était pire, il aspirait de la poussière. L’ingénieur se demanda combien de temps il faudrait pour nettoyer les filtres, mais il ne s’attarda pas pour le moment à considérer ce problème. Avant tout il avait hâte de se mettre en contact avec les gens du Séléné.
Il n’eut pas de réponse. Il essaya sur toutes les fréquences qu’utilisait le bateau. Il n’entendit même pas un murmure. La Mer de la Soif étouffait la radio et les sons.
Ils sont perdus, se dit-il. Tout est fini. Nous étions sur le point de réussir… Il nous aurait suffi d’une heure de plus… Mais nous avons échoué…