Qu’avait-il bien pu se passer ? Il se le demandait désespérément. Le bateau, peut-être, s’était brisé sous le poids de la poussière. Mais c’était fort peu probable. La pression interne aurait empêché un écrasement. Il devait y avoir une autre cause. Peut-être un léger séisme. Depuis le début, il n’avait jamais perdu de vue ce danger-là – mais il n’y avait aucun moyen de se prémunir contre lui.
Ils avaient tous joué une partie terrible. Et le Séléné avait perdu.
Dans la seconde même où le Séléné commença à s’enfoncer, Pat comprit sans savoir pourquoi que la chose était très différente de ce qui s’était passé la première fois. La descente était beaucoup plus lente et il y avait des grattements, des grincements à l’extérieur de la coque qui, même dans cet instant désespéré, frappèrent Pat. Ils ne ressemblaient à aucun des bruits que pouvait faire la poussière.
Au-dessus de sa tête, les tuyaux à oxygène bougeaient. Ils ne glissaient pas doucement dans leur orifice d’entrée, car le bateau s’enfonçait en penchant surtout de l’arrière. Avec un craquement de fibres de verre, le tube qui se trouvait tout près de la valve d’entrée racla le plafond et disparut. Immédiatement un jet épais de poussière tomba dans la cabine et se transforma en un nuage étouffant dès qu’il frappa le plancher.
Le Commodore Hansteen, qui était le plus près de l’endroit, fut le premier à agir.
Il arracha de son corps sa propre chemise, en fit rapidement une balle et enfonça ce tampon improvisé dans l’ouverture. La poussière jaillissait dans toutes les directions tandis qu’il luttait pour en arrêter le flot. Il avait presque réussi quand l’autre tuyau disparut à son tour. La lumière, de nouveau, s’éteignit, car le câble conducteur, pour la seconde fois, avait été endommagé.
— Je m’en occupe, hurla Pat.
Quelques secondes plus tard il était, lui aussi, le torse nu et luttait pour endiguer le torrent de poussière.
Bien qu’il eût parcouru des centaines de fois la Mer de la Soif, il n’avait jamais touché cette substance avec ses mains nues. La poudre grise lui tombait dans les yeux, emplissait ses narines. Il était aveuglé, il suffoquait. Bien que cette poussière fût aussi sèche que celle que l’on trouve dans les tombeaux des Pharaons – et même plus sèche encore car elle était des millions de fois plus vieille que les Pyramides – la sensation qu’elle donnait avait quelque chose de savonneux, de graisseux.
Tout en luttant désespérément, Pat pensait : « S’il y a une mort pire que par la noyade, ce doit être de périr enterré vivant dans cette substance. »
Quand le jet de poussière ne fut plus qu’un mince filet, il comprit qu’il avait échappé à ce destin-là, tout au moins pour le moment. Avec la faible pesanteur sur la Lune, la pression exercée par quinze mètres de poussière n’était pas assez forte pour qu’on ne pût la surmonter. Il en aurait été tout autrement, il est vrai, si les trous dans le toit avaient été plus grands.
Pat secoua la poudre qu’il avait sur la tête et les épaules et, prudemment ouvrit les yeux. Grâce à l’éclairage de secours, il pouvait y voir assez clair. Le Commodore avait déjà bouché la fuite dont il s’était occupé et maintenant il vaporisait de l’eau qu’il avait prise dans une petite tasse de carton pour faire tomber la poussière. C’était une technique remarquablement efficace, et les nuages étouffants furent bientôt dissipés et transformés en petites flaques de boue sur le plancher.
Hansteen regarda Pat.
— Eh bien, Capitaine, avez-vous une idée sur ce qui s’est passé ?
Il y avait des moments, songea Pat, où le calme olympien du Commodore avait quelque chose d’affolant. Il aurait aimé le voir faiblir, ne fût-ce qu’une fois. Mais le capitaine comprit qu’au fond de lui-même il n’avait pas un tel désir : il n’avait fait qu’éprouver une petite pointe d’envie, de jalousie, mais qui n’était pas digne de lui. Il en avait un peu honte…
— Je ne sais pas ce qui a pu se passer, dit-il. Les gens qui travaillent au-dessus de nous pourront peut-être nous le dire.
Pat dut monter pour gagner la cabine de pilotage, car le bateau avait maintenant une pente d’environ trente degrés par rapport à l’horizontale. Tandis qu’il s’installait devant le poste de radio, il éprouva une sorte d’engourdissement désespéré qui surpassait tout ce qu’il avait ressenti depuis leur naufrage. C’était une sorte de morne résignation. Il avait le sentiment superstitieux que les dieux luttaient contre eux et que toute résistance était désormais inutile.
Cette certitude ne fit que s’accroître lorsque, après avoir tourné le bouton de la radio, il constata que celle-ci était absolument silencieuse. Elle n’était même plus alimentée en électricité. Lorsque le tuyau à air avait été arraché du plafond, il avait non seulement endommagé le câble qui donnait la lumière, mais aussi celui de la radio. Du beau travail !
Pat pivota sur son siège et vit les passagers qui le regardaient, attendant des nouvelles. Mais parmi tous ces visages tendus, il n’en vit réellement qu’un, celui de Susan, sur lequel il lut, certes, de l’anxiété, mais aussi de la résolution – et pas véritablement de la peur. En la voyant aussi calme, il sentit se dissoudre son propre sentiment de désespoir. L’énergie revint en lui, et même l’espoir.
— Du diable si je sais ce qui est arrivé, dit-il. Mais je suis sûr d’une chose nous ne sommes pas encore perdus. Nous nous sommes enfoncés un peu plus. Mais nos amis sur le radeau ne vont pas tarder à reprendre contact avec nous. Cela signifiera un petit délai supplémentaire – mais c’est tout. Je ne vois rien qui puisse réellement nous causer du souci.
— Je ne voudrais pas être pessimiste, Capitaine, dit Barrett, mais supposez que le radeau se soit enfoncé lui aussi. Alors ?
— Nous saurons cela dès que j’aurai réparé la radio, répondit Pat, tout en regardant anxieusement les fils qui pendaient du plafond. Et tant que je n’aurai pas remis en ordre ces spaghetti, il vous faudra vous contenter de la lumière de secours.
— Oh ! Ça ne me gêne pas, dit Mrs Schuster. Je pense que c’est plutôt amusant.
Brave Mrs Schuster ! Pensa Pat.
Il jeta un coup d’œil rapide autour de la cabine. Bien qu’il fût difficile de voir tous les visages dans cette lumière atténuée, tout le monde lui sembla calme.
Mais ce calme s’évanouit au cours de la minute qui suivit, lorsque le capitaine eut découvert qu’il ne pouvait absolument pas réparer la lumière, ni la radio. Les fils avaient été arrachés et tirés hors des canalisations internes, et il était impossible de les raccorder avec les outils dont ils disposaient.
— Voilà qui est plutôt sérieux, dit Pat. Nous ne pourrons pas communiquer avec l’extérieur, à moins qu’ils ne descendent un microphone pour reprendre contact avec nous.
— Cela signifie, reprit Barrett – qui semblait ne voir que le côté sombre des choses – qu’ils ont perdu tout contact avec nous. Ils ne comprendront pas pourquoi nous ne répondons pas. Et s’ils en venaient à penser que nous sommes tous morts et abandonnaient l’opération…
C’était une pensée qui avait déjà traversé l’esprit de Pat, mais il l’avait rejetée aussitôt.
— Vous avez, dit-il, entendu à la radio l’Ingénieur en Chef Lawrence. Il n’est pas homme à renoncer tant qu’il n’aura pas la preuve absolue qu’il n’y a plus aucun espoir. Tranquillisez-vous donc sur ce point.
— Et l’oxygène ? demanda le professeur Jayawardene sur un ton anxieux. Nous sommes de nouveau livrés à nos propres ressources.
— Nous en aurons assez pour plusieurs heures, maintenant que les absorbeurs ont été régénérés. Et les tuyaux seront remis en place bien avant. En attendant, soyons patients et cherchons une fois de plus quelque moyen de nous distraire. Ce que nous avons fait pendant trois jours, nous pouvons bien le faire pendant quelques heures.