Il regarda autour de la cabine, cherchant des signes de désapprobation. Il vit un des passagers se lever lentement. C’était la dernière personne qu’il s’attendait à voir intervenir, le paisible Mr Radley, qui n’avait pas prononcé plus de dix paroles depuis le début du voyage.
Tout ce que le capitaine savait de lui c’est qu’il était chef comptable et venait de Nouvelle-Zélande – la seule région de la Terre qui était encore quelque peu isolée du reste du monde en raison de sa position géographique. On pouvait y aller, naturellement, aussi vite qu’en n’importe quel autre point de la planète, mais elle était un terminus plutôt qu’un lieu de passage ou un carrefour. C’est pourquoi les Néo-Zélandais avaient pu jalousement préserver leur individualité. Ils affirmaient, ce qui était vrai dans une large mesure, qu’ils avaient sauvé tout ce qui restait de la culture anglaise maintenant que la Grande-Bretagne avait été absorbée dans la communauté Atlantique.
— Vous voulez nous dire quelque chose, Mr Radley ? lui demanda Pat.
Radley parcourut du regard la cabine mal éclairée, un peu comme un maître d’école qui va parler à sa classe.
— Oui, Capitaine, fit-il. J’ai une confession à faire. J’ai très peur que tout ceci ne soit de ma faute…
Lorsque l’Ingénieur en Chef Lawrence eut refusé de faire une déclaration, la Terre comprit que quelque chose n’avait pas bien marché dans l’opération de sauvetage. Il fallut plusieurs minutes pour que la nouvelle atteignît Mars et Vénus.
Mais ce qui s’était passé, aucun téléspectateur n’aurait pu le deviner d’après les images qu’il voyait sur son écran. Pendant quelques minutes, une activité frénétique avait régné sur le radeau – une activité qui semblait dépourvue de sens. Maintenant la crise semblait terminée. Les hommes en scaphandre étaient réunis, immobiles. Sans doute ils devaient conférer entre eux, mais on n’entendait pas ce qu’ils disaient. Il était très décevant d’assister à cette conversation silencieuse sans savoir de quoi il retournait.
Pendant ces longues minutes de pénible suspense, et tandis que le studio essayait de découvrir ce qui s’était passé, Jules Braques faisait de son mieux pour rendre les images vivantes. Mais ce n’était pas une tâche commode que de tirer parti de cette scène statique avec une caméra qui ne pouvait pas bouger de l’endroit où elle était.
Comme tous les cameramen, Jules détestait d’avoir à opérer toujours du même point. Le site était parfait, mais fixe, et il commençait à en être fatigué. Il avait même demandé si on ne pourrait pas déplacer le vaisseau. Mais le capitaine Anson lui avait répondu :
— Il faudrait que je sois fou pour sauter d’un endroit à un autre dans ces montagnes. Il ne faut pas confondre un astronef avec un chamois.
Tout ce que pouvait faire Jules Braques, c’était de passer de plans lointains à des gros plans. Mais il ne pouvait pas abuser de ce procédé, car les spectateurs sont vite agacés quand on les promène ainsi d’avant en arrière et vice-versa. On risque de leur donner le mal de mer – ou quelque chose qui y ressemble.
Finalement la conférence sur le radeau prit fin. Maintenant, peut-être, Lawrence répondrait aux appels par radio dont il avait été bombardé au cours des cinq dernières minutes…
— Mon Dieu ! s’exclama Spenser. Ce n’est pas croyable. Voyez-vous ce qu’ils font ?
— Oui, répondit le capitaine Anson. Mais moi non plus je ne puis en croire mes yeux… On dirait qu’ils s’en vont…
Comme des bateaux de sauvetage abandonnant un navire en détresse, les deux « glisseurs » chargés d’hommes s’éloignaient du radeau.
Chapitre XI
Peut-être était-ce une bonne chose que le Séléné fût maintenant privé de radio. Il n’aurait pas été bon pour le moral de ses occupants d’apprendre que les « glisseurs », lourdement chargés d’hommes, s’éloignaient d’eux. Mais à ce moment-là, personne dans le bateau ne pensait à ces choses. Radley tenait le centre de la scène.
— Que voulez-vous dire, demanda Pat – après le silence qui avait suivi la déconcertante déclaration du Néo-Zélandais – quand vous affirmez que tout est de votre faute ?
Les passagers étaient stupéfaits, mais sans hostilité, car personne ne pouvait prendre au sérieux une telle déclaration.
— C’est une longue histoire, Capitaine.
Radley parlait d’une voix qui, bien que dépourvue de toute émotion, avait des accents difficilement identifiables. Cela ressemblait un peu à une voix de robot, et Pat en éprouva un petit frisson le long de l’échiné. Mais l’autre poursuivait :
— Je ne veux pas dire que j’ai délibérément provoqué tout ce qui est arrivé. Mais je n’en suis pas moins responsable, et je m’excuse de vous avoir entraîné dans ce drame. Voyez-vous… ils me poursuivent.
Voilà qui suffit pour que nous comprenions, pensa Pat. Nous avons décidément toutes les malchances. Dans notre petit groupe, nous avons déjà découvert une vieille fille acariâtre, un drogué – et maintenant c’est un dément ! Que n’allons-nous pas découvrir encore avant que tout soit fini ?
Mais le capitaine comprit que son jugement était peut-être excessif. Au fond, ils avaient eu jusque-là plutôt de la chance avec les passagers. Il y avait eu Miss Morley, et Hans Baldur (qui d’ailleurs ne leur avaient pas causé de nouveaux ennuis), et maintenant il y avait ce Radley, mais il y avait aussi le Commodore, le Docteur McKenzie, les Schuster, le petit professeur Jayawardene, et David Barrett, et tous les autres, qui avaient toujours fait sans histoires ce qu’on leur demandait. Il se sentit envahi par un profond sentiment d’affection pour tous ces gens-là qui l’avaient aidé ou n’avaient rien fait de nature à le gêner.
Sa reconnaissance allait particulièrement à Susan Wilkins, qui d’ailleurs l’avait toujours précédé chaque fois qu’il s’agissait de découvrir quelque chose qui n’allait pas. Elle était maintenant à l’arrière du bateau, faisant discrètement son travail. Pat se demanda si quelqu’un avait remarqué – Radley ne l’avait certainement pas fait – qu’elle venait d’ouvrir l’armoire à pharmacie pour y prendre un de ces petits cylindres de la taille d’une cigarette qui vous plongent dans l’inconscience. Si le fou leur causait des ennuis, elle serait prête à intervenir.
Mais Radley n’avait pas l’air, pour le moment, de vouloir s’agiter. Il semblait parfaitement en possession de lui-même. Il n’y avait pas d’éclat inquiétant dans son regard. Il ne donnait aucun signe évident de folie. Il ressemblait à ce qu’il était : un comptable Néo-Zélandais entre deux âges, prenant des vacances sur la Lune.
— Ce que vous nous dites est très intéressant, fit le Commodore Hansteen d’une voix aussi neutre que possible. Mais excusez notre ignorance. Quels sont ceux dont vous parlez, et pourquoi vous poursuivent-ils ?
— Je suis sûr, Commodore, que vous avez entendu parler des soucoupes volantes…
Des soucoupes ? se demanda Pat. Mais Hansteen semblait un peu mieux informé que lui.
— Oui, fit-il sur un ton un peu las. J’ai vu cela dans de vieux livres sur l’astronautique. On parlait beaucoup de cette folle histoire il y a quatre-vingts ou quatre-vingt dix ans, n’est-ce pas ?
Il comprit brusquement qu’il avait eu tort d’utiliser le mot « folle », mais il vit avec soulagement que Radley ne semblait pas s’en formaliser.