« Pour le cas où un éboulement plus important viendrait à se produire, j’ai ordonné à mes hommes de s’éloigner de quelques centaines de mètres. Le danger est toutefois très minime. Nous avons à peine senti la secousse. Mais il serait stupide de prendre des risques. Je puis faire moi-même tout ce qui est nécessaire ici pour le moment, et sans besoin d’aide.
« Je vous rappellerai dans quelques minutes.
Tandis que des millions de regards étaient fixés sur lui, Lawrence s’accroupit au bord du radeau pour attraper la sonde métallique avec laquelle il avait pour la première fois localisé le Séléné. Celle-ci avait vingt mètres de long. Si le bateau était maintenant plus bas, il faudrait songer à quelque autre moyen pour l’atteindre.
Le tube s’enfonça dans la poussière, de plus en plus lentement à mesure qu’il allait plus profond. La sonde dépassa les quinze mètres, et continua à descendre, comme une lance perçant le corps de la Lune.
— Est-il maintenant beaucoup plus bas ? murmura Lawrence dans le silence de son scaphandre.
Son soulagement, quand enfin il toucha quelque chose, aurait presque été risible si tout cela avait pu prêter à rire. Il n’avait eu à enfoncer la sonde que d’un mètre cinquante au-delà de la précédente limite, et il avait pu le faire sans effort.
Ce qui lui parut plus grave que ce décalage fut le fait que le bateau n’était plus horizontal, ainsi qu’il avait pu s’en rendre compte après plusieurs sondages. Le Séléné était plus bas à l’arrière. Il calcula que l’angle devait être de trente degrés environ. Cela suffisait pour ruiner son plan. Les caissons avaient été conçus pour prendre contact avec un toit horizontal.
Il écarta pour le moment ce problème de sa pensée. Il y en avait un autre qui était plus urgent. Maintenant que la radio était silencieuse – et il espérait que ce n’était qu’une simple panne d’énergie – comment pouvait-il s’assurer que les gens qui étaient dans le bateau étaient encore vivants ? Ils entendaient le bruit que faisait sa sonde sur la coque, mais ils n’avaient aucun moyen de communiquer avec lui.
Aucun moyen ? Ce n’était pas exact. Il fallait utiliser celui qui était le plus facile et le plus primitif. Mais on pouvait ne pas y songer après un siècle et demi d’électronique.
Lawrence se redressa et appela les « glisseurs », qui attendaient toujours à une certaine distance.
— Vous pouvez revenir, dit-il. Il n’y a aucun danger. Le bateau ne s’est même pas enfoncé de deux mètres.
Il avait déjà oublié que des millions de gens l’observaient.
Il lui fallait maintenant élaborer tout un nouveau plan de campagne. Il allait de nouveau se mettre en action, et d’abord pour effectuer la vérification la plus urgente.
Chapitre XII
Quand Pat et le Commodore retournèrent dans la cabine, le débat sur les soucoupes volantes était toujours très animé.
Radley, qui jusque-là avait si peu parlé, rattrapait certainement le temps perdu. C’était comme si on avait touché en lui un ressort secret, ou qu’il ait été dégagé du serment de faire silence. Maintenant qu’il était convaincu que sa mission avait été découverte par ses persécuteurs, il n’était que trop heureux de pérorer.
Le Commodore Hansteen avait rencontré souvent de tels illuminés. En vérité, c’était même dans un esprit d’auto-défense qu’il s’était astreint à lire la littérature ampoulée consacrée aux soucoupes volantes. Les gens qui l’entreprenaient sur ce sujet opéraient toujours de la même façon. On commençait par lui dire « Vous avez certainement, Commodore, vu d’étranges choses au cours des années que vous avez passées dans l’espace. » Et comme sa réponse n’était pas satisfaisante, on lançait plus ou moins directement des allusions ou bien il avait peur de parler ou bien il ne voulait pas dire ce qu’il savait. Il devait faire des pieds et des mains pour repousser cette accusation. Mais aux yeux des fidèles, cela prouvait simplement un peu plus qu’il était dans la conspiration.
Les autres passagers n’avaient pas autant que lui l’expérience de ces choses, et Radley esquivait leurs objections avec la plus grande aisance. Même Schuster, malgré sa formation d’avocat, était incapable de le contrer efficacement. C’est en vain qu’il essayait de convaincre ce paranoïaque qu’il n’était pas réellement persécuté.
— Il n’est pas raisonnable de penser, disait-il, que si des milliers de savants connaissent ce secret, aucun d’eux n’ait laissé échappé la vérité. Il ne serait pas possible de garder secrète une chose de cette taille. Ce serait comme si on essayait de cacher le monument de Washington !
— Oh ! fit Radley, il y a eu des tentatives pour révéler la vérité. Mais les preuves étaient toujours mystérieusement détruites – ainsi que les hommes qui voulaient les produire. Ils savent être rigoureusement impitoyables quand ils le jugent nécessaire.
— Mais vous dites que… qu’ils ont eu des contacts avec des créatures humaines. N’est-ce pas contradictoire ?
— Pas du tout. Voyez-vous, les forces du bien et du mal sont en lutte dans tout l’univers, exactement comme elles le sont sur la Terre. Certains des êtres qui voyagent dans ces soucoupes volantes voudraient nous aider ; d’autres au contraire ne songent qu’à nous exploiter. Les deux groupes sont en conflit depuis des millions d’années. Parfois la Terre est mêlée à ce drame. C’est ainsi que l’Atlantide a été détruite.
Hansteen ne put réprimer un sourire. Il était toujours question tôt ou tard de l’Atlantide dans ces histoires – ou de la Lémurie, ou de Mu. Elles révélaient toutes le même type de mentalité, mal équilibré, avec un penchant pour le mystère.
Tout ce thème de fabulation avait été soigneusement étudié par un groupe de psychologues vers les années 1970-1980 – si Hansteen avait bonne mémoire. Les psychologues étaient arrivés à cette conclusion que vers le milieu du siècle une assez grosse partie de la population terrestre était convaincue que le monde était sur le point d’être détruit, et que le seul espoir de salut était dans l’intervention de créatures venues de l’espace. Ayant perdu la foi en eux-mêmes, beaucoup d’hommes cherchaient un secours dans les étoiles.
La croyance aux soucoupes volantes se prolongea pendant une dizaine d’années. Puis elle avait brusquement disparu, comme une épidémie qui arrive au bout de sa course. Les psychologues estimaient que deux facteurs étaient responsables de ce phénomène : le premier était tout simplement l’ennui ; quant au second, il résidait dans le fait qu’au cours de l’Année Géophysique Internationale, des savants avaient annoncé la prochaine entrée de l’homme dans l’espace.
Pendant les dix-huit mois que dura ce congrès, le ciel fut observé par un plus grand nombre d’observateurs expérimentés, munis de nombreux appareils, qu’il ne l’avait jamais été auparavant. S’il y avait eu des visiteurs célestes rôdant au-dessus de l’atmosphère, leur présence aurait été certainement décelée par cette concentration d’efforts scientifiques. Mais personne ne nota rien de semblable. Et quand un premier engin ayant à son bord un homme fit une première randonnée dans l’espace, les soucoupes volantes se firent remarquer par leur absence.
Pour la plupart des gens, cela régla le problème. Il fut admis que les milliers d’objets volants non identifiés qui avaient été vus au cours des siècles avaient une cause naturelle ; les progrès de la météorologie et de l’astronomie permettaient d’ailleurs de trouver une foule d’explications valables. Avec le début de l’ère de l’espace, l’homme reprit confiance en ses destinées. Le monde cessa de s’intéresser aux soucoupes volantes.