Il est rare, toutefois, qu’une croyance meure complètement. Un petit nombre de fidèles continuèrent à maintenir le culte vivant en apportant de temps à autre des « révélations » fantastiques, des récits de rencontres avec des « extra-terrestres », des affirmations de contacts par télépathie. Et même lorsqu’il était démontré, ce qui arrivait souvent, que les prophètes avaient falsifié leurs preuves, les fidèles demeuraient inébranlables. Il leur fallait leurs dieux dans le ciel ; ils ne pouvaient pas s’en passer.
— Vous ne nous avez encore pas expliqué, disait Mr Schuster, pourquoi ces gens des soucoupes volantes vous poursuivent… Qu’avez-vous dont fait pour les irriter ?
— J’étais entré trop avant dans certains de leurs secrets. C’est pourquoi ils ont saisi cette occasion pour me liquider.
— Je pense qu’ils auraient pu trouver des moyens moins compliqués.
— Il serait fou d’imaginer que nos esprits limités peuvent comprendre leurs façons de penser. En outre, la chose serait apparue comme un accident. Personne n’aurait soupçonné que notre naufrage avait été délibérément voulu.
— Très bien… Mais comme maintenant tout cela n’a plus d’importance pour vous, pouvez-vous nous dire quel est ce secret que vous alliez découvrir ? Je suis sûr que nous aimerions tous le savoir.
Hansteen jeta un regard rapide à Irving Schuster. Il l’avait toujours considéré comme un petit homme un peu solennel et dépourvu d’humour.
— Je serai heureux de vous répondre, fit Bradley. Il faut remonter jusqu’en 1953, époque où un astronome américain nommé O’Neill observa quelque chose de très remarquable sur la Lune. Il découvrit un petit pont à la limite est de la Mare Crisium.
« Les autres astronomes, naturellement, se moquèrent de lui ; mais quelques-uns d’entre eux, qui avaient moins de préjugés, confirmèrent l’existence de ce pont. Quelques années plus tard, toutefois, il avait disparu. De toute évidence, l’intérêt que nous portions à la chose avait alarmé les gens des soucoupes volantes, et ils l’avaient démoli.
La formule « de toute évidence » apparut à Hansteen comme un parfait exemple des raisonnements pratiqués par les amateurs de soucoupes – un audacieux non sequitur qui laissait les esprits normaux désespérément en arrière. Le Commodore n’avait jamais entendu parler du pont de l’astronome O’Neill, mais il y avait des tas d’exemples de fausses observations dans les annales astronomiques. Les canaux de la planète Mars étaient un cas classique. D’honnêtes savants en avaient parlé très sérieusement pendant des années. Et pourtant ils n’existaient pas – tout au moins sous la forme d’un fin réseau tel que Lowell et d’autres l’avaient décrit.
Radley pensait-il que quelqu’un avait comblé ces canaux entre l’époque où Lowell les avait observés et celle où l’on avait pu prendre les premières photographies très nettes de la planète Mars ? Hansteen était sûr que c’était là une chose qu’il serait très capable de soutenir.
Il était probable que le pont d’O’Neill n’était qu’une illusion provoquée par la lumière, ou par les ombres perpétuellement changeantes de la Lune. Mais une explication aussi simple n’était naturellement pas du goût de Radley. En tout cas, que faisait donc celui-ci, à deux mille kilomètres de la Mare Crisium ?
Quelqu’un ne pouvait manquer de lui poser cette question. Comme toujours, Radley avait une réponse convaincante au bout de la langue :
— J’avais espéré, dit-il, détourner leurs soupçons en me comportant comme un touriste ordinaire. Parce que les preuves que je cherchais se trouvaient dans l’hémisphère occidental, je suis allé à l’Est. J’avais projeté de me rendre dans la Mare Crisium en traversant l’autre face de la Lune. Il y avait aussi divers endroits que je désirais visiter. Mais ces créatures étaient trop habiles pour moi. J’aurais dû deviner que j’avais été repéré par un de leurs agents. Ils peuvent prendre la forme humaine, savez-vous. Il est probable que j’ai été suivi depuis le moment où je suis arrivé sur la Lune.
— J’aimerais savoir, demanda Mrs Schuster qui semblait prendre Radley de plus en plus au sérieux, ce qu’ils vont nous faire maintenant ?
— J’aimerais pouvoir vous répondre, Madame. Nous savons qu’ils ont de profondes cavernes dans l’intérieur de la Lune, et il est presque certain que c’est là qu’ils voulaient nous entraîner. Dès qu’ils ont vu qu’une équipe de secours était sur le point de nous dégager, ils ont agi de nouveau. Je crains bien que nous ne soyons maintenant trop profondément enfouis pour qu’on puisse jamais nous atteindre…
Pat se dit que c’en était assez de ces absurdités. Radley avait fait son numéro comique, qui avait distrait tout le monde et apporté un soulagement, mais maintenant ce fou tenait des propos de nature à démoraliser les passagers. Mais comment le faire taire ?
La folie était rare sur la Lune, comme dans toutes les sociétés vivant aux avant-postes. Et le capitaine ne savait pas comment il faut s’y prendre avec les « piqués » – surtout avec ceux, qui, comme Radley, avaient l’art de se montrer aimables et persuasifs. Pat ne s’était-il pas demandé lui-même par instants si au fond il n’y avait pas quelque chose de vrai dans ce que l’autre racontait ? Dans d’autres circonstances, son scepticisme naturel et sain l’aurait protégé. Mais après toutes ces journées de tension et d’attente anxieuse, ses facultés critiques étaient atténuées. Il aurait souhaité connaître quelque moyen pour rompre l’espèce d’envoûtement que cet illuminé à la langue bien pendue faisait peser sans aucun doute sur eux.
Un peu honteux de penser à un tel procédé, il se rappela le rapide coup du lapin qui avait si vite plongé Hans Baldur dans le sommeil. Presque inconsciemment – car il n’avait pas l’intention de recourir à lui – il jeta un coup d’œil à Harding. Il eut une seconde d’émotion en voyant que celui-ci réagissait immédiatement et se levait de son siège.
Non, non ! pensa Pat. Ce n’est pas ce que je voulais. Qu’on laisse tranquille ce pauvre lunatique ! Quel sorte d’homme êtes-vous donc, Harding ?
Mais il ne dit rien de tout cela. Au contraire, il se détendit quand il vit que Harding ne quittait pas sa place – éloignée de quelques fauteuils de celle de Radley – mais se contentait de regarder celui-ci avec une expression curieuse. Peut-être était-ce une expression de pitié, mais Pat n’aurait pas pu le dire dans cette demi-pénombre.
— Je crois, fit Harding, qu’il est temps pour moi d’apporter ma contribution à ce petit débat. Il y a au moins une chose, parmi celles que nous a racontées notre ami le Néo-Zélandais, qui est parfaitement vraie. Il est suivi. Mais pas par un agent des soucoupes volantes. Il l’est par moi.
« Bien que vous ne soyez qu’un amateur, Wilfred George Radley, je tiens à vous féliciter. Ce fut une très jolie poursuite, de Christchurch à Astrograd, puis à Clavius City, à Tycho, à Platon, à Ptolémée, à Port Roris… Et ici enfin, où je pense que je suis au bout de la piste, et peut-être même de plus d’une façon…
Radley ne sembla pas troublé le moins du monde. Il se contenta d’incliner la tête d’une manière très noble, comme s’il connaissait l’existence et la mission de Harding, mais ne désirait pas faire plus amplement connaissance.
— Comme vous l’avez sans doute deviné, reprit l’autre, je suis un détective. Ma spécialité est la lutte contre la fraude. J’ai peu souvent l’occasion de parler de ce travail, mais il est très intéressant, et je suis heureux de pouvoir vous en entretenir.
« Je ne m’intéresse nullement – en tout cas pas sur le plan professionnel – aux croyances particulières de Mr Radley. Que ce qu’il raconte soit vrai ou faux ne modifie en rien le fait qu’il est un très bon expert-comptable, gagnant très bien sa, vie en Nouvelle-Zélande. Il n’était toutefois pas assez à l’aise pour s’offrir un mois de vacances sur la Lune.