— Je m’étais déjà interrogé sur ce point. Il y a peut-être des liants organiques – comme la glu par exemple – qui pourraient coaguler cette substance et la rendre plus aisément maniable. L’eau ordinaire pourrait peut-être aussi remplir cet office. Avez-vous essayé ?
— Non, mais nous allons le faire, répondit Lawrence en notant la chose.
— La substance est-elle magnétique ? demanda le représentant du Contrôle du Trafic.
— Voilà une bonne question, dit Lawrence. Qu’en pensez-vous, Père Ferraro ? La poussière est-elle magnétique ?
— Légèrement. Elle contient une certaine quantité de fer météorique. Mais je ne crois pas que cela puisse nous servir beaucoup. Un champ magnétique aurait pour effet d’attirer les éléments ferreux, mais n’affecterait pas l’ensemble de la poussière.
— En tout, cas, nous pouvons essayer, dit Lawrence en prenant une autre note.
Il avait l’espoir – bien qu’assez faible – que de cette confrontation entre des esprits distingués pourrait jaillir une de ces idées brillantes, peut-être absurdes en apparence, mais fondamentalement justes, qui résoudrait le problème. Ce problème était avant tout le sien, que cela lui plaise ou non. Car il était responsable – au-dessus de ses collaborateurs et de ses services – de tout l’équipement technique sur cette face de la Lune, et plus particulièrement quand quelque chose n’allait pas…
— Je crains bien, reprit le représentant du Contrôle du Trafic, que les plus gros soucis que vous ayez à affronter concernent le transport. Chaque pièce du matériel que vous aurez à utiliser devra être transportée sur des «glisseurs ». Or il faut deux heures pour faire le trajet aller et retour – et même plus puisque vous serez lourdement chargés. Avant même que vous commenciez les opérations, il vous faudra construire une sorte de plate-forme de travail, quelque chose comme un radeau, que vous pourrez laisser sur place. Il faudra sans doute une journée pour le mettre en position, et plus encore pour y amener votre matériel.
— Et ce matériel, ajouta quelqu’un, doit comporter une habitation, pour que les travailleurs puissent rester sur place.
— Cela va de soi. Dès que nous aurons amené là-bas un radeau, nous pourrons y gonfler un igloo.
— Mieux encore… Pour cela le radeau n’est pas nécessaire. Un igloo flottera sur la poussière.
— Pour en revenir au radeau, dit Lawrence, nous avons besoin pour le construire d’éléments qui soient simples et solides et qui puissent, sur place, s’ajuster facilement les uns aux autres. Avez-vous quelque idée ?
— Des bidons d’essence vides.
— Trop gros et trop fragiles. Peut-être trouverons-nous quelque chose dans les réserves du matériel technique…
Et le débat continua ainsi… Le «brain trust » siégeait.
Lawrence décida que cette discussion devrait durer encore une demi-heure, mais pas plus. Ensuite il arrêterait son plan d’action.
On ne pouvait pas parler indéfiniment, alors que les minutes s’écoulaient et que de ces minutes dépendaient des vies humaines. Toutefois se hâter et partir sur des idées mal conçues serait pire, car on gâcherait ensuite inutilement du temps, du matériel et de l’habileté technique. De toutes façons la marge entre l’échec et le succès serait très mince.
A première vue, le travail semblait assez simple. Le Séléné se trouvait à une centaine de kilomètres d’une base bien équipée. Sa position était exactement connue, et il ne reposait qu’à quinze mètres de profondeur sous la poussière. Mais ces quinze mètres allaient obliger Lawrence à affronter le problème le plus déroutant, le plus difficile de toute sa carrière.
Et c’était une carrière qui, il le savait bien, pourrait se terminer d’une façon abrupte. Car il lui serait très difficile d’expliquer son échec si les vingt deux personnes qui étaient à bord du Séléné devaient mourir.
Sa carrière pouvait même se terminer plus brusquement encore, car il allait prendre lui-même, physiquement, de sérieux risques.
Le reporter Maurice Spenser, des Informations Interplanétaires, vivait une minute inoubliable. Et il était grand dommage que personne ne puisse voir l’Auriga effectuer son atterrissage, car c’était un spectacle tout à fait remarquable.
Un astronef se posant ou prenant son vol est une des choses les plus impressionnantes parmi celles qui sont le produit de l’intelligence humaine – ne parlons pas naturellement des explosions nucléaires, plus impressionnantes encore. Et quand cet atterrissage se fait sur la Lune, lentement et dans un étrange silence, il a on ne sait quoi de fantastique (comme dans les rêves) que nul ne peut oublier.
Le capitaine Anson n’avait vu aucune raison d’économiser sur le carburant – d’autant plus que celui-ci était largement payé. En fait, son objectif n’était qu’à cent kilomètres de Port Roris, le point de départ, mais jamais les manuels d’astronautique n’avaient prévu un trajet aussi court pour un vaisseau de l’espace. Il eût pourtant été passionnant pour un mathématicien de déterminer une trajectoire aussi directe que possible, basée sur le calcul des variations, et comportant une dépense d’énergie aussi minime que possible.
Mais Anson avait préféré un parcours de mille kilomètres. Il se posa à la verticale, en se guidant au radar. Le computeur du vaisseau et l’appareil radar travaillaient en concordance, et Anson les surveillait l’un et l’autre. Mais chacun de ces éléments aurait pu faire à lui seul le travail – car il était simple et sans danger contrairement aux apparences.
Ce n’était toutefois pas l’avis de Maurice Spenser qui, lorsqu’il vit se rapprocher les pics désolés des Montagnes Inaccessibles, aurait de beaucoup préféré se trouver sur les vertes collines de la Terre, pour lesquelles il éprouva soudain une vive nostalgie. Il se demanda pourquoi il s’était embarqué dans cette aventure ? Il y avait sûrement des moyens plus économiques de se suicider…
Mais Spenser l’avait voulu. N’allait-il pas réaliser le reportage le plus sensationnel de l’année ? N’était-il pas le premier – et le seul, – sur les lieux ?
Le moment le plus pénible fut celui où l’astronef se mit en chute libre, entre des freinages successifs. La fureur des réacteurs freinant la descente était quasi insupportable… Et si, brusquement, ils n’obéissaient pas ? Si l’astronef continuait à plonger vers la Lune, lentement, mais avec une accélération inexorable jusqu’au moment de la catastrophe ? Ce n’était pas là une peur stupide et enfantine, car des accidents de cette sorte s’étaient déjà produits souvent.
Mais cela ne devait pas arriver à l’Auriga. Déjà le souffle terrible des réacteurs léchait les rochers, projetant vers le ciel de la poussière et des débris cosmiques qui n’avaient pas été troublés depuis des milliards d’années.
Pendant un moment le vaisseau, en parfait équilibre, plana à quelques centimètres seulement au-dessus du sol. Puis, comme à regret, les lances de flammes qui le maintenaient encore dans le vide se rétractèrent. Les tiges largement écartées du train d’atterrissage prirent contact avec la terre ferme, s’adaptant instantanément aux irrégularités de celle-ci, tandis que le bateau se balançait légèrement pendant une seconde et que les dispositifs anti-choc neutralisaient l’énergie résiduelle de cette prise de contact.
Pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, Maurice Spenser s’était posé sur la Lune. Bien peu d’hommes auraient pu se vanter d’une chose pareille.