Lawrence se tourna vers ses assistants. Tous portaient encore leurs scaphandres, mais avec les hublots du casque ouverts. Si les choses tournaient mal, ces hublots pourraient être fermés en une fraction de seconde, et ces hommes pourraient probablement être sauvés. Mais pour Lawrence, il n’y aurait aucun espoir, ni pour les vingt-deux personnes qui étaient dans le bateau.
— Vous savez exactement ce que vous avez à faire, dit l’ingénieur. S’il était nécessaire que je remonte en hâte, vous tireriez ensemble sur la corde. Avez-vous des questions à me poser ?
Ils n’en avaient pas. Les moindres gestes à accomplir avaient fait l’objet d’une répétition soigneuse.
Lawrence fit un petit salut de la tête à ses hommes. Ceux-ci, en chœur, lui crièrent «Bonne chance ! ». Après quoi l’ingénieur descendit dans le puits.
Pendant presque tout le parcours, il se laissa tomber en chute libre, ne vérifiant sa vitesse que de temps en temps en s’accrochant à l’échelle de corde. Sur la Lune, c’était une chose que l’on pouvait faire sans danger – du moins presque sans danger. Lawrence avait vu des hommes se tuer parce qu’ils avaient oublié que même avec cette faible pesanteur, l’accélération, au bout de dix secondes, pouvait être fatale.
C’était un peu comme la chute d’Alice jusque dans le Pays des Merveilles, mais il n’y avait rien à voir au cours de cette descente, à l’exception des parois de ciment, et celles-ci étaient si près que Lawrence devait loucher pour les regarder. La secousse fut très légère quand il atteignit le fond.
Il s’accroupit sur la petite plate-forme métallique, qui avait l’aspect et la dimension d’une plaque d’égout, et l’examina attentivement. La valve qui avait été ouverte pendant la descente du piston à travers la poussière, puis refermée, fuyait légèrement et un petit dépôt de poudre grise s’était formé tout autour. Cela n’avait rien d’inquiétant, mais l’ingénieur ne put s’empêcher de se demander ce qui se passerait si cette trappe s’ouvrait brusquement sous la pression qui s’exerçait par-dessous. Avec quelle rapidité la poussière monterait-elle, comme de l’eau dans un puits ? Pas très vite, il en était à peu près certain, pas aussi vite qu’il remonterait lui-même par l’échelle de corde.
Sous ses pieds, maintenant, et seulement à quelques centimètres, était le toit du Séléné – et sa terrible pente de trente degrés. Sa tâche allait consister à faire coïncider la base horizontale du caisson avec le toit incliné du bateau, et de le faire si parfaitement que la poussière ne puisse pas entrer.
Il ne voyait aucune faille dans son plan, et il espérait qu’il n’y en avait pas, car il avait été mis au point par les meilleurs techniciens de la Terre et de la Lune. On avait même prévu le cas où le Séléné pourrait s’enfoncer encore de quelques centimètres, tandis qu’il serait en train de travailler. Mais la théorie était une chose, et il savait fort bien que la pratique en était une autre.
Il y avait six grosses vis à ailettes autour du disque de métal sur lequel se trouvait Lawrence, et il se mit à les tourner une à une, comme un joueur de tambour qui accorde son instrument. A la partie inférieure de la plate-forme était fixé un appareillage fait d’éléments tubulaires souples comme ceux d’un accordéon et qui pour le moment étaient repliés, à plat, sur la plaque de base. Dépliés, ils formeraient un assemblage flexible presque aussi large que le caisson, donc suffisant pour permettre à un homme de passer. Maintenant ils s’ouvraient lentement tandis que Lawrence tournait les vis.
D’un côté, cette tubulure ondulée et souple devait se déployer en son point extrême de quarante centimètres environ pour atteindre le toit en pente. De l’autre côté, elle ne bougerait qu’à peine.
Le plus gros souci de l’ingénieur avait été de savoir si la pression de la poussière n’empêcherait pas cet appareil de s’ouvrir. Mais il tournait les vis aisément, sans rencontrer une trop grosse résistance.
Les vis, bientôt, furent au bout de leur course ; on ne pouvait pas les serrer davantage. Cela signifiait, en principe, que l’assemblage était maintenant plaqué sur le toit du Séléné, et que ce contact, grâce aux joints en caoutchouc bordant le bas de l’appareil, assurait une fermeture hermétique. Cette fermeture serait-elle efficace ? Il le saurait bientôt.
D’un coup d’œil machinal, il s’assura que tout était normal dans le puits, par où il pourrait fuir en cas de péril. Il ne vit rien au-delà du projecteur pendu à deux mètres au-dessus de sa tête. Mais l’échelle de corde, toujours en place, était rassurante.
— J’ai installé l’appareil de connexion, cria-t-il à son invisible collègue. Il semble bien coller au toit. Maintenant je vais ouvrir la valve.
Si une erreur avait été commise, tout le puits allait être envahi, et peut-être même de telle sorte qu’il ne serait plus utilisable.
Lentement, Lawrence ouvrit la petite trappe qui avait permis à la poussière de passer à travers le piston pendant que celui-ci descendait. Il n’y eut pas de poussée. La tubulure installée sous ses pieds retenait bien la poussière.
Quand la valve fut complètement ouverte, l’ingénieur y glissa sa main et sentit le toit du Séléné à travers la poussière qui se trouvait encore emprisonnée dans cet espace. Peu de réussites dans sa vie lui avaient donné un tel sentiment de satisfaction. Le travail était loin d’être fini – mais il avait atteint le bateau. Pendant un très bref instant il resta accroupi au fond du puits, sans bouger, comme devaient le faire les chercheurs d’or d’autrefois quand, dans une galerie péniblement creusée, ils découvraient un filon à la lueur de leur lampe à pétrole.
Il frappa trois fois sur le toit du Séléné. On répondit immédiatement à son signal. Mais il n’était pas question d’engager une conversation en morse. Si d’ailleurs il avait voulu correspondre avec le bateau, il aurait pu le faire par le circuit qui avait été établi. Toutefois il savait l’effet psychologique que ces trois coups produiraient sur les naufragés. Ils prouveraient à ces hommes et à ces femmes que les sauveteurs en personne n’étaient plus qu’à quelques centimètres d’eux.
Mais il y avait encore de gros obstacles à franchir, et le premier était la plaque métallique même – l’extrémité du piston – sur laquelle il se trouvait. Ce piston, cette plaque, avaient rempli leur office, en retenant la poussière tandis que le caisson était vidé. Maintenant il fallait les retirer si l’on voulait frayer un chemin aux gens du Séléné. Mais il fallait effectuer cette opération sans déranger l’assemblage flexible que le piston lui-même avait permis de mettre en place.
Pour rendre la chose possible, la plaque circulaire du piston avait été agencée de telle façon qu’on pouvait, après avoir dévissé huit gros écrous, la soulever comme le couvercle d’une marmite. Il ne fallut que quelques minutes à Lawrence pour effectuer les opérations nécessaires et pour attacher une corde au disque de métal. Après quoi il cria :
— Allez-y ! Hissez !
Un homme plus gros que l’ingénieur aurait dû sortir du puits pour permettre à la pièce métallique de remonter à la surface. Mais il suffit à Lawrence de se plaquer contre la paroi.
Tandis que le disque disparaissait au-dessus de sa tête, il songea qu’il ne restait plus que la dernière ligne de défense à forcer. Il songea aussi qu’il serait impossible de vider de nouveau le caisson si, pendant cette opération, l’appareil de jointure cédait et si la poussière se mettait à revenir.