— Envoyez un seau, cria-t-il.
Le seau était déjà en route.
Lawrence se rappela l’époque – quarante ans plus tôt – où il jouait sur une plage de Californie, avec un seau et une pelle, à faire des châteaux de sable. Maintenant, sur la Lune – dont il était devenu l’Ingénieur en Chef pour la face tournée vers la Terre – il remplissait aussi un seau avec une petite pelle, gravement, tandis que l’humanité entière attendait le résultat de son travail.
Quand le premier chargement fut remonté, il avait déjà dégagé une bonne partie du toit du Séléné. La quantité de poussière qui était restée dans l’appareil flexible sous le piston était assez minime, et deux autres seaux suffirent pour l’évacuer.
Sous ses pieds, maintenant, il y avait le revêtement léger et aluminisé qui servait d’écran contre le soleil. Il avait été tout fripé et endommagé par la pression. Lawrence put le couper et même l’arracher avec sa main sans aucune difficulté tant il était devenu fragile. Il mit ainsi à jour la surface légèrement rugueuse de la coque externe en fibre de verre. Il eût été aisé de la découper immédiatement avec une petite scie mécanique, mais c’eût été une opération fatale.
Car la double coque du Séléné n’était plus intacte. Quand le toit avait été percé, la poussière avait dû couler dans l’espace entre les deux parois. Elle était là, sous pression, prête à sortir dès la première incision. Avant qu’on puisse pénétrer dans le Séléné, cette mince mais redoutable couche de poussière devait être immobilisée.
Lawrence donna quelques coups légers sur le toit. Comme il avait pu s’y attendre, le son était amorti par la poussière.
Mais dans l’instant même il se produisit une chose à laquelle il ne s’était pas attendu. Au-dessous de lui, des coups furent frappés, d’une façon frénétique, impliquant l’urgence.
Ce signal venu de l’intérieur du bateau n’avait plus rien de commun avec le rassurant « Tout va bien. »
Avant même que les hommes qui étaient à la surface aient pu lui transmettre des informations sur ce qui se passait, Lawrence avait compris que la Mer de la Soif leur jouait un dernier tour pour garder sa proie.
Karl Johanson, du fait même qu’il était un ingénieur atomique, avait un nez sensible.
Il était assis à l’arrière du bateau, et ce fut lui qui décela l’approche du désastre. Il resta immobile quelques secondes encore, les narines frémissantes, puis il dit au passager qui était auprès de lui.
— Excusez-moi…
Il se leva et se dirigea paisiblement vers la toilette. Il désirait ne pas causer d’alarme si ce n’était pas nécessaire, surtout maintenant que leur sauvetage allait être imminent. Mais il avait appris, au cours de sa vie professionnelle – et par des exemples si nombreux qu’il n’avait pas eu le souci de tous les retenir – qu’il ne faut jamais négliger une odeur d’isolant brûlé.
Il ne resta dans le cabinet de toilette qu’une quinzaine de secondes. Quand il en ressortit, il marchait plus vite, pas assez vite toutefois pour provoquer de l’inquiétude et de la panique. Il se dirigea vers Pat Harris, qui était en conversation avec le Commodore Hansteen, et il les interrompit sans cérémonie.
— Capitaine, dit-il d’une voix basse et rapide, il y a le feu à bord. Allez vérifier dans la toilette. Je n’en ai parlé à personne.
Pat s’éloigna aussitôt, suivi de Hansteen. Dans l’espace, comme sur la mer nul ne s’attardait à discuter quand il entendait le mot « feu ». Et Johanson n’était pas homme à susciter de fausses alarmes. Comme Pat, c’était un technicien relevant de l’Administration Lunaire. C’était aussi un de ceux que le Commodore avait choisis pour veiller au grain en cas d’incident.
Le petit cabinet de toilette ressemblait à tous ceux que l’on pouvait voir dans les véhicules de faible dimension sur terre, sur mer, dans l’air et dans l’espace. On pouvait toucher aisément toutes ses parois sans bouger de place. Mais il était maintenant impossible de toucher le mur arrière, juste au-dessus du lavabo : il était brûlant. La chaleur avait provoqué des boursouflures dans la fibre de verre. Et les deux hommes constatèrent avec effroi que cette paroi était maintenant bombée.
— Mon Dieu ! s’écria le Commodore, ça va éclater et se propager dans un instant. Qu’est-ce qui a pu provoquer cela ?
Mais Pat s’était déjà éloigné. Il revint quelques secondes plus tard, portant sous son bras deux petits extincteurs.
— Commodore, dit-il, allez prévenir les hommes sur le radeau. Dites-leur que nous ne pouvons plus disposer que de quelques minutes. Je vais rester ici pour le cas où cette paroi éclaterait.
Hansteen fit ce que le capitaine lui avait dit. Pat, un instant plus tard, l’entendit parler dans le microphone. Il entendit aussi la soudaine rumeur qui se fit parmi les passagers. Presque immédiatement, la porte de la toilette s’ouvrit et McKenzie entra.
— Puis-je vous aider ? demanda le physicien.
— Je ne crois pas, répondit Pat.
Il tenait ses extincteurs tout prêts à entrer en action. Il éprouvait une curieuse sensation d’engourdissement, comme si tout cela n’était pas réel et comme s’il allait bientôt s’éveiller de ce mauvais rêve. Peut-être avait-il maintenant dépassé le stade où l’on connaît la peur. Il avait déjà surmonté l’une après l’autre plusieurs crises et maintenant il était comme vidé de toutes ses émotions. Il pouvait encore subir, mais il ne pouvait plus réagir.
McKenzie posa la même question que le Commodore :
— Qu’est-ce qui a pu provoquer cela ? Qu’y a-t-il derrière cette paroi ?
— Notre principale source d’énergie. Vingt cellules lourdes.
— Qui ont quelle puissance ?…
— Eh bien, nous sommes partis avec cinq mille kilowatts-heures. Nous en avons probablement encore la moitié.
— Eh bien, voilà la réponse : quelque chose est en court-circuit avec cette source d’énergie. Cela doit probablement brûler depuis le moment où les câbles du plafond ont été arrachés.
Cette explication avait un sens. Le bateau était à l’épreuve du feu, à l’épreuve d’une combustion ordinaire. Mais, comme il y avait dans ses cellules suffisamment d’énergie pour le propulser à pleine vitesse pendant des heures, si cette énergie se dissipait en chaleur le résultat ne pouvait être que catastrophique.
Pourtant, à la réflexion, cela semblait impossible. Une telle surcharge aurait immédiatement fait sauter les coupe-circuits – à moins que, pour quelque raison, ils soient restés coincés.
Tel n’était pas le cas, ainsi que McKenzie put s’en assurer après une brève inspection dans la valve d’entrée.
— Tous les disjoncteurs ont sauté, dit-il. Les circuits n’ont pas le moindre courant. Je n’y comprends rien…
Même en cet instant de grand péril, Pat ne put que difficilement réprimer un sourire. McKenzie était l’éternel savant. Il était peut-être sur le point de mourir, mais il voulait savoir. Si on l’avait brûlé sur un bûcher – et c’était sans doute un sort analogue qui les attendait tous – il aurait demandé au bourreau « De quel bois vous servez-vous ? »
La porte s’ouvrit. C’était Hansteen qui venait les rejoindre.
— Lawrence nous fait savoir, dit-il, qu’il en a encore pour dix minutes. Cette paroi tiendra-t-elle jusque-là. ?
— Dieu seul le sait, répondit Pat. Elle peut tenir pendant une heure. Elle peut éclater dans dix secondes. Cela dépend de la façon dont le feu se propage.
— N’y a-t-il donc pas des extincteurs automatiques dans ce compartiment ?