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Pat ne vit pas la nécessité de faire part de ses réflexions à Hansteen. Celui-ci s’occupait de dresser une barricade. On dévissait des fauteuils à l’avant du bateau et on les empilait entre le dernier rang de sièges et la porte de la toilette. Le Commodore avait l’air de préparer la défense contre une invasion plutôt que contre un incendie. Mais n’avaient-ils pas à redouter aussi une sorte d’invasion ? Le feu lui-même, en raison de sa nature, pouvait ne pas se répandre beaucoup après avoir franchi la paroi, mais dès que celle-ci aurait sauté, c’était la poussière qui allait envahir la toilette, puis la cabine.

— Commodore, dit Pat, pendant que vous faites ce travail, je vais commencer à organiser les passagers en vue de l’évacuation. Nous ne pouvons pas avoir vingt personnes qui se précipiteront pour sortir en même temps.

Cette perspective était pour eux un cauchemar qu’il fallait éviter à tout prix. Mais il serait difficile d’empêcher la panique – même dans ce groupe bien discipliné – si la menace d’une mort absolument imminente venait à se produire au moment même où l’on commencerait à faire sortir les gens par l’étroit tunnel vertical.

Pat gagna l’avant de la cabine. Sur la Terre, pour gravir la pente assez raide, cela aurait demandé un certain effort. Mais ici une rampe de trente degrés était à peine notable. Il examina les visages anxieux alignés devant lui et il dit :

— Nous allons quitter le bateau d’un instant à l’autre. Quand l’ouverture sera faite dans le plafond, une échelle de corde descendra. Les dames sortiront les premières, et ensuite les messieurs… Dans l’ordre alphabétique. Ne vous servez pas de vos pieds pour grimper. Rappelez-vous qu’ici votre poids est très faible. Grimpez à l’échelle avec vos mains, l’une après l’autre, aussi rapidement que vous le pourrez, mais sans bousculer la personne qui se trouvera devant vous. Vous aurez tout le temps, et il ne vous faudra que quelques secondes pour atteindre la surface.

« Susan, je vous prie de placer les passagers dans l’ordre convenu. Harding, Bryan, Johanson, Barrett, j’aimerais que vous restiez à notre disposition jusqu’à la fin comme vous l’avez déjà fait. Nous pourrons avoir besoin de votre aide pour…

Il ne termina pas sa phrase. Il y eut une petite explosion étouffée à l’arrière de la cabine – rien de spectaculaire, même pas un bruit aussi fort que celui d’un sac en papier que l’on fait éclater après l’avoir gonflé. Mais ce bruit signifiait que la paroi à l’intérieur du cabinet de toilette avait cédé. Et le trou dans le plafond de la cabine n’était malheureusement pas encore percé…

Au-dessus du toit, Lawrence venait seulement de poser son cerceau à plat sur la coque en fibre de verre et l’assujettissait avec du ciment prompt. Ce cerceau avait à peu près le même diamètre que le puits, à quelques centimètres près. Bien que l’on pût manier cet objet sans risques, l’ingénieur l’avait mis en place avec des soins exagérés, parce qu’il n’avait jamais acquis cette familiarité avec les explosifs qui caractérise ceux qui vivent avec eux.

La charge de forme circulaire qu’il fixait au fond du puits n’avait rien de particulier en soi ; c’était un modèle parfaitement courant et souvent utilisé. Sa confection n’avait posé aucun problème technique difficile. Son explosion ferait une coupure nette et propre exactement de la dimension et de l’épaisseur désirées. Elle accomplirait en un millième se seconde un travail qui aurait demandé un quart d’heure avec une scie automatique. Lawrence avait d’ailleurs tout d’abord songé à se servir d’une scie, – ce qui maintenant eût été possible. Il était très heureux d’avoir changé d’idée. Car il semblait peu probable qu’il disposerait encore d’un quart d’heure…

Il en avait eu la certitude alors qu’il attendait que le mélange mousseux achevât de durcir. Quelqu’un avait crié au-dessus de sa tête :

— Le feu gagne la cabine !

Il regarda sa montre. Il eut l’impression que l’aiguille des secondes ne bougeait pas. Mais ce n’était qu’une illusion qu’il avait eue déjà plusieurs fois dans sa vie. La montre marchait. Mais le temps n’allait pas à la vitesse qu’il aurait souhaitée. Jusqu’à ce moment, il avait plutôt passé trop rapidement ; maintenant il semblait se traîner sur des pieds de plomb.

Dans trente secondes, le mélange mousseux serait dur comme de la pierre. Il valait mieux le laisser quelques instants de plus et ne pas courir le risque de pratiquer l’ouverture alors qu’il serait encore mou et coulant.

Il commença à grimper l’échelle de corde, sans hâte, tenant dans la main le fil qui était relié au détonateur. Il avait calculé le temps avec une précision parfaite : quand il fut sorti du puits et eut branché le fil, il restait encore dix secondes.

— Dites-leur, fit-il, que nous allons commencer à compter à rebours à partir de dix…

* * *

Tandis que Pat courait vers l’arrière du bateau pour aider le Commodore – sans bien savoir d’ailleurs ce qu’il pourrait faire maintenant – il entendit Susan qui, posément, sans hâte, appelait les passagers.

— Miss Morley, Mrs Schuster, Mrs Williams…

N’y avait-il pas quelque ironie dans le fait que Miss Morley fût de nouveau la première, en raison cette fois d’un hasard alphabétique ? Mais elle ne pouvait pas grommeler contre ce privilège.

A cet instant précis une pensée beaucoup moins drôle traversa l’esprit du capitaine : et si Mrs Schuster, cette dame énorme, ne pouvait pas passer par le puits ? Si elle bloquait la sortie ? On ne pouvait pas, décemment, lui demander de sortir la dernière…

Mais non, tout irait bien… Son cas avait été prévu. Elle avait même été un facteur décisif dans l’établissement des dimensions du caisson. En outre elle avait perdu plusieurs kilos…

A première vue, la porte de la toilette donnant sur la cabine semblait tenir encore. Le seul signe qu’il s’était passé quelque chose derrière était un peu de fumée qui faisait des volutes près des gonds. Pendant un instant, Pat se sentit soulagé. Il faudrait sans doute une demi-heure avant que le feu vînt à bout de la double épaisseur de fibre de verre, et à ce moment-là…

Mais quelque chose chatouillait ses pieds nus. Il eut un mouvement de recul avant même de se demander : « Qu’est-ce que c’est ? »

Il regarda le plancher. Bien que ses yeux fussent maintenant accoutumés à la faible lumière de secours, il lui fallut un certain temps pour comprendre qu’une marée grisâtre et horrible se glissait sous la porte barricadée, et que les panneaux de celle-ci commençaient déjà à se bomber vers la cabine sous la pression de tonnes de poussière.

Peut-être n’était-ce qu’une question de minutes avant qu’ils ne cèdent. Et même s’ils ne cédaient pas, la différence ne serait sans doute pas grande. Cette marée sinistre et silencieuse en quelques instants était déjà montée jusqu’à ses chevilles.

Pat ne tenta pas de bouger, ni de parler au Commodore qui se tenait, immobile lui aussi, tout près de lui. Pour la première fois de sa vie – et il était probable que ce serait aussi la dernière – il éprouva un sentiment de haine violente et inextinguible. En cet instant, tandis que des millions de petites particules lunaires sèches et délicates caressaient ses jambes nues, il sembla à Pat que la Mer de la Soif était une entité consciente et malveillante, qu’elle n’avait jamais cessé de jouer avec eux comme le chat avec la souris. A plusieurs reprises, se dit-il, nous avons pensé que nous avions repris le contrôle de la situation, mais chaque fois elle nous préparait une nouvelle surprise. Nous faisions toujours un pas en arrière. Et maintenant elle est fatiguée de ce petit jeu. Nous ne l’amusons plus. Peut-être, après tout, Radley avait-il raison…