— Eh bien, lui dit le capitaine Anson en quittant son tableau de bord, j’espère que vous êtes satisfait de la vue que nous avons d’ici. Cela vous a coûté cher, et il y a encore cette petite question des heures supplémentaires à régler. D’après le Syndicat des Travailleurs de l’Espace, il faut…
— N’avez-vous donc pas d’âme, Capitaine ? Pourquoi me tourmenter avec des histoires aussi banales ? Mais – et si cela ne doit pas me coûter encore un supplément – permettez-moi de vous dire que vous avez fait un magnifique atterrissage.
— Oh ! Ça fait partie du travail quotidien, répondit l’astronaute, sans cacher toutefois que le compliment lui faisait plaisir. Au fait, voudriez-vous signer le livre de bord que voici, en mentionnant l’heure de l’atterrissage.
— Pourquoi cela ? demanda Spenser d’un air méfiant.
— Pour faire foi que je vous ai bien amené ici. Ce registre constitue un document légal.
— Il me semble bien démodé de tenir encore un livre de bord. Je croyais que dans les astronefs tout se faisait aujourd’hui par des moyens électroniques.
— C’est une tradition dans le service, répliqua Anson. Naturellement, les appareils qui enregistrent tous les mouvements du bateau ne cessent jamais de fonctionner, et d’après eux il est toujours possible de reconstituer le trajet suivi. Mais seul le registre du capitaine donne les petits détails qui font qu’un voyage est toujours différent d’un autre. Des détails comme ceux-ci, par exemple : « Ce matin une passagère a mis au monde deux jumeaux » ou bien « Sur le coup de six heures nous avons vu une baleine blanche à tribord. »
— Capitaine, fit Spenser, je retire ce que j’ai dit. Vous avez une âme.
Il posa sa signature sur le livre de bord puis s’approcha de la fenêtre d’observation pour examiner le paysage.
La cabine de contrôle, qui se trouvait à cent cinquante mètres au-dessus du sol, possédait l’unique fenêtre de tout le vaisseau permettant une vision directe. La vue était superbe. Vers le nord on apercevait les plus hauts remparts des Montagnes Inaccessibles, qui de ce côté-là cachaient la moitié du ciel. Leur nom, pensa Spenser, était maintenant inadéquat, car il avait pu les atteindre.
Pendant que le vaisseau était là, il pourrait même être employé à quelque utile recherche scientifique, ne serait-ce qu’en réunissant quelques spécimens de roches. En dehors de l’intérêt que présentait en matière d’information le fait qu’un astronef s’était posé en un endroit aussi insolite, Spenser attachait très sincèrement du prix à ce qui pourrait être découvert dans ces montagnes. Aucun homme n’était blasé au point de ne pas être ému par la perspective de visiter un endroit totalement inconnu.
Dans une autre direction, ses regards se posèrent sur la Mer de la Soif, dont l’horizon, vu d’aussi haut, était à une quarantaine de kilomètres. Cet horizon formait un arc de cercle qui embrassait presque la moitié du champ de vision. La mer était parfaitement unie, comme toujours. Mais ce qui l’intéressait se trouvait à moins de cinq kilomètres, et à deux kilomètres en contrebas.
La sonde métallique que Lawrence avait laissée comme repère et comme moyen de correspondre par radio avec le Séléné était parfaitement visible même avec des jumelles de faible puissance. Cela n’avait absolument rien d’impressionnant ; tout juste un piquet au milieu de cette immense plaine. Pourtant ce piquet, dans sa simplicité, signifiait pour Spenser beaucoup de choses. Il constituerait pour la télévision une bonne entrée en matière. Il symboliserait la solitude de l’homme dans cet univers hostile qu’il tentait de conquérir.
Dans quelques heures, cette mer de poussière serait beaucoup moins solitaire. Mais jusqu’à ce moment-là, ce tube métallique servirait à situer le lieu du drame, tandis que des commentaires parleraient des plans de sauvetage et qu’on meublerait le temps avec des interviews.
Mais ces questions secondaires ne le concernaient pas : le bureau des Informations Interplanétaires à Clavius City et les studios terrestres s’en occuperaient. Pour lui, il n’avait maintenant qu’une chose à faire : attendre dans ce nid d’aigle et veiller ensuite à la prise sans discontinuer, par Jules Braques, son cameraman, d’images intéressantes.
Grâce à leurs puissants téléobjectifs et à la pureté lumineuse parfaite de ce monde sans air, ils pourraient presque, quand les opérations commenceraient, prendre de gros plans de l’endroit où il était.
Il regarda en direction du sud-ouest, où le soleil montait paresseusement dans le ciel. La lumière du jour subsisterait pendant presque deux semaines – en calculant le temps comme sur la Terre. Il n’était donc pas nécessaire de se préoccuper de l’éclairage. Et maintenant, tout était en place…
Chapitre II
L’Administrateur en Chef de la Lune, Olsen, ne faisait que très rarement des déclarations publiques. Il préférait administrer la Lune calmement et efficacement, en restant dans la coulisse. Il laissait à des gens plus expansifs – comme Davis, le directeur du Comité Touristique – le soin d’entretenir des relations avec les représentants des agences d’information.
Ses rares apparitions n’en étaient que plus impressionnantes – ainsi, d’ailleurs, qu’il l’escomptait.
Bien que des millions de gens fussent devant leurs écrans de télévision tandis qu’il parlait en présence des reporters, les vingt-deux hommes et femmes à qui il s’adressait réellement, s’ils pouvaient l’entendre, ne pouvaient pas le voir, car on n’avait pas jugé nécessaire d’installer la télévision à bord du Séléné. Mais la voix d’Olsen était suffisamment rassurante. Il leur disait tout ce qu’ils désiraient savoir :
— Allô, Séléné, avait-il commencé. Je tiens à vous informer que toutes les ressources de la Lune sont actuellement mobilisées pour vous venir en aide. Les états-majors scientifiques et techniques de mon administration travaillent jour et nuit pour cela.
« Mr Lawrence, notre Ingénieur en Chef pour l’a partie de la Lune qui fait face à la Terre, a la responsabilité de ce travail, et j’ai une confiance absolue en lui. Il est en ce moment à Port Roris, où le matériel spécial nécessaire pour effectuer votre sauvetage est rassemblé. Il a été décidé – et je suis sûr que vous serez d’accord avec nous – que la tâche la plus urgente était de faire en sorte que vous ne manquiez point d’oxygène. Pour cette raison, nous projetons d’enfoncer d’abord des tuyaux jusqu’à vous, ce qui peut être fait assez rapidement. Nous pourrons alors vous envoyer de l’oxygène, et même des vivres et de l’eau si c’était nécessaire. Ainsi donc, dès que ces tuyaux seront installés, vous n’aurez plus à vous faire aucun souci. Ensuite, il faudra peut-être un peu plus de temps pour vous atteindre vous-même et pour vous sortir du bateau. Mais il vous suffira d’attendre patiemment.
« Maintenant, je vous laisse, pour vous rendre le circuit, afin que vous puissiez de nouveau correspondre avec vos amis. Je suis navré des ennuis et des craintes que vous a causés ce malheureux accident, mais tout cela est fini, et vous n’avez plus rien à redouter. D’ici un jour ou deux nous vous tirerons de là. Bonne chance. »
Dès qu’Olsen eut terminé, il y eut une explosion d’exclamations joyeuses et de conversations animées à bord du Séléné.
C’était précisément ce que l’Administrateur avait voulu provoquer. Déjà les passagers ne pensaient plus à ce qui leur était arrivé que comme à un épisode mouvementé qui serait pour eux un sujet de conversation jusqu’à la fin de leur vie.