Seul Pat Harris ne semblait pas très heureux.
— J’aurais préféré, dit-il au Commodore Hansteen, que l’Administrateur en Chef ne se montre pas aussi confiant. Sur la Lune, quand on fait trop de promesses, on a toujours un peu l’air de défier le destin.
— Je comprends parfaitement vos sentiments, lui répondit le Commodore. Mais il est difficile de le blâmer. Il a surtout pensé à notre moral…
— Oh ! Le moral est bon, c’est certain, surtout maintenant que nous pouvons correspondre avec nos parents et nos amis.
— A propos de correspondances avec l’extérieur, n’avez-vous pas remarqué qu’il y a un passager qui n’a ni envoyé ni reçu aucun message ? Il n’a même pas l’air de s’en soucier le moins du monde…
— Qui est-ce ?
Hansteen baissa la voix.
— C’est le Néo-Zélandais, Radley. Il est assis tranquillement dans son coin, là-bas. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me tracasse.
— Le pauvre garçon n’a peut-être personne sur la Terre à qui il désire télégraphier.
— Un homme qui est assez riche pour venir en touriste sur la Lune a certainement quelques amis, dit Hansteen.
Le Commodore eut un sourire presque enfantin qui adoucit ses rides et ses pattes d’oie.
— Ce que je dis est peut-être un peu cynique, reprit-il. Et au fond je ne le pensais pas tout à fait. Mais je crois que nous ferions bien d’avoir un œil sur ce Radley.
— Avez-vous signalé la chose à Susan… Je veux dire à Miss Wilkins ?
— C’est elle qui me l’a fait remarquer…
« J’aurais dû le deviner, se dit Pat avec admiration. Il y a bien peu de choses dont elle ne s’aperçoive pas. »
Maintenant qu’il aurait sans doute un avenir, Pat Harris s’était mis à penser sérieusement à Susan, et à ce qu’elle lui avait dit. Au cours de sa vie, il avait été amoureux de cinq ou six filles – ou du moins, chaque fois, il en aurait juré – mais il s’agissait cette fois-ci de quelque chose de différent.
Il connaissait Sue depuis un an, et dès le début il s’était senti attiré par elle. Mais jusqu’à maintenant, – jusqu’au moment où ils avaient été enfermés tous deux dans la valve d’entrée – il n’avait rien entrepris de positif.
Il se demandait quels sentiments elle éprouvait pour lui. Regrettait-elle l’instant de passion partagée qu’ils avaient récemment vécu ? Ou bien n’y attachait-elle aucune importance ?
Elle pouvait prétendre – et il le pouvait lui aussi de son côté – que ce qui s’était passé entre eux dans la valve d’entrée ne comptait plus, que cela n’avait été qu’une prompte aventure entre un homme et une femme qui pensaient n’avoir plus que quelques heures à vivre. Ils n’avaient pas été eux-mêmes en cet instant-là…
Mais peut-être au contraire l’avaient-ils été ? Peut-être étaient-ce le véritable Pat Harris et la véritable Susan Wilkins qui avaient finalement quitté leur masque conventionnel et qui s’étaient révélés l’un à l’autre sous l’effet de l’angoisse et de la tension nerveuse ?
Pat se demanda s’il pouvait être sûr qu’il en avait bien été ainsi. Mais il savait que seul le temps pourrait lui donner une réponse. Ah ! S’il y avait un test scientifique capable de vous dire si vous éprouvez réellement ou non de l’amour ! Mais ce test n’existait pas. Pat pourtant aurait bien aimé savoir où il en était à l’égard de Susan.
La poussière qui léchait le quai – s’il est permis de s’exprimer ainsi – d’où le Séléné était parti quatre jours plus tôt n’avait guère que deux mètres de profondeur. Mais pour l’expérience que l’on allait faire, il n’était pas nécessaire que la poussière fût plus profonde. Si l’équipement construit en hâte se comportait bien ici-même, au large ce serait la même chose.
Lawrence, installé dans les bâtiments du port, observait par la fenêtre ses assistants qui, revêtus de scaphandres, assemblaient entre elles diverses pièces métalliques. Elles étaient faites, comme quatre-vingt-dix pour cent des matériaux de construction employés sur la Lune, de plaques et de barres d’aluminium comportant des rainures.
A certains égards, pensait Lawrence, la Lune est le paradis des ingénieurs. La faible pesanteur, l’absence presque totale de rouille et de corrosion, l’absence même de saisons, avec leurs vents, leurs pluies et leurs gelées imprévus, avaient pour effet d’écarter un certain nombre de problèmes qui sur la Terre étaient une plaie pour de nombreux travaux.
Mais pour compenser ces avantages, naturellement, la Lune possédait quelques spécialités qui lui étaient propres, à commencer par ses nuits durant lesquelles la température descendait à un degré effroyablement bas au-dessous de zéro. Sans parler de cette poussière contre laquelle ils allaient maintenant se mesurer.
Le léger cadre du radeau qu’ils construisaient reposait sur une douzaine de très grosses bonbonnes au flanc desquelles on pouvait lire : « Alcool éthylique. Prière de retourner les emballages vides au Centre Numéro 3, à Copernic. »
Ces bonbonnes maintenant ne contenaient que du vide, au sens presque absolu du mot. Chacune d’elles pouvait supporter sans s’enfoncer un poids de deux tonnes lunaires.
Le radeau prenait rapidement forme.
Il faudra que je m’assure, pensa Lawrence, que l’on emporte suffisamment d’écrous et de charnières de réserve.
Il avait vu les travailleurs en laisser tomber cinq ou six dans la poussière qui les avait aussitôt engloutis. Il lui faudrait aussi donner l’ordre que tous les outils soient attachés au radeau, même pendant que l’on s’en servirait, et si gênant que cela puisse être…
Le travail de montage dura quinze minutes – ce qui était bien, si l’on considère que les hommes qui l’accomplissaient opéraient dans le vide et qu’avec leurs scaphandres ils étaient loin d’avoir toute l’aisance de leurs mouvements.
Le radeau pouvait être agrandi dans toutes les directions si c’était nécessaire. Mais tel qu’il était il suffisait pour commencer les opérations. Il pouvait en effet supporter plus de vingt tonnes, et il leur faudrait quelque temps pour décharger le matériel sur place.
Satisfait de la façon dont les choses marchaient pour le moment, Lawrence quitta le bâtiment du port tandis que ses assistants démontaient le radeau.
Cinq minutes plus tard (c’était un des avantages de Port Roris, car en cinq minutes on pouvait aller à pied de n’importe quel point de la ville à n’importe quel autre) il était dans le dépôt du matériel technique. Ce qu’il y vit ne lui parut pas aussi satisfaisant.
Sur deux tréteaux reposait une maquette de deux mètres carrés du toit du Séléné. C’était une copie exacte, et faite des mêmes matériaux. Seul le revêtement externe fait d’un produit à base d’aluminium, et qui formait un écran protecteur contre le soleil, était absent. Mais sans doute était-il si mince qu’il n’affecterait pas le test en cours.
L’expérience était d’une simplicité presque enfantine. Elle ne comportait que trois éléments : un ciseau, un marteau, et un ingénieur – qui pour le moment était déçu, car en dépit de violents efforts, il n’était pas encore parvenu à faire pénétrer son ciseau à travers le toit.
Quiconque avait seulement un peu d’expérience des conditions lunaires aurait cru comprendre immédiatement pourquoi l’ingénieur avait échoué. Le marteau, naturellement, n’avait que le sixième de son poids terrestre. Donc, non moins naturellement, ses effets étaient six fois moindres.
Mais ce raisonnement aurait été complètement faux. Une des choses les plus difficiles à comprendre pour un profane était la différence qui existe entre le poids et la masse. Et parce que bon nombre de gens n’avaient pas pu saisir cette notion, il y avait de nombreux accidents. Car le poids n’était qu’une caractéristique arbitraire ; on pouvait le changer en passant d’un monde à un autre. Sur Terre, ce même marteau aurait pesé six fois plus que sur la Lune. Sur le soleil, il aurait été plus de deux cents fois plus lourd. Et dans l’espace, il n’aurait absolument rien pesé.