Toutefois, ce matin-là, il ne se sentait pas aussi amer envers la vie ni aussi cynique envers les créatures humaines. La réussite, et le fait que cette réussite est reconnue, font beaucoup pour adoucir un homme ; et il était en passe d’en bénéficier. Mais il y avait plus encore. Il se rendait compte qu’il éprouvait une satisfaction plus profonde que celle que donne le succès.
Là-bas, sur la mer de poussière, tandis qu’il voguait sur un des deux sièges de Glisseur II, et alors que ses incertitudes et sa frayeur avaient été sur le point de l’abattre, il avait pris contact avec une autre créature humaine ; il avait travaillé dans un accord parfait et qui s’était révélé efficace avec un homme dont il pouvait respecter la compétence et le courage.
Ce n’avait été qu’un contact assez mince, et comme tant d’autres dans le passé, il pouvait ne mener nulle part. Mais au fond de lui-même il espérait qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il pourrait désormais avoir l’assurance que tous les hommes ne sont pas d’égoïstes et perfides coquins.
Car Tom ne pouvait pas plus échapper aux empreintes qu’avait laissées sur lui son enfance, que Charles Dickens, malgré ses succès et sa célébrité, ne pouvait échapper aux ombres de la sinistre manufacture qui avaient tout à la fois métaphoriquement et littéralement enténébré sa jeunesse.
Mais le jeune astronome venait de prendre un nouveau départ. Il lui restait toutefois beaucoup de chemin à parcourir pour devenir un représentant normal, bien équilibré et satisfait, de l’espèce humaine.
C’est seulement après avoir pris une douche qu’il aperçut le message que Spenser avait laissé pour lui sur la table.
« Faites comme chez vous, lui disait ce message. J’ai dû partir en hâte, mais mon collègue Mike Graham me remplacera. Appelez-le au 3443 dès que vous serez réveillé. »
Il ne m’aurait guère été possible de l’appeler avant d’être réveillé, pensa Lawson, dont l’esprit excessivement logique se complaisait à relever les petites erreurs de langage. Mais, résistant au désir de se faire apporter d’abord son petit déjeuner, il fit ce que Spenser lui demandait.
Quand il eut Graham, il apprit qu’il avait dormi six bonnes heures dans cette chambre de Port Roris, que Spenser était parti à bord de l’Auriga pour la Mer de la Soif, et que la ville était pleine de reporters venus de tous les coins de la Lune. Ces reporters étaient surtout désireux de s’entretenir avec le docteur Lawson…
— Restez où vous êtes, lui dit Graham, dont le nom et la voix semblaient vaguement familiers à Tom (il avait dû avoir l’occasion de lui parler au cours d’un des rares entretiens qu’il avait eus par radio avec les gens de la Lune.) Je serai près de vous dans cinq minutes.
— Je meurs de faim, protesta l’astronome.
— Appelez le garçon de service et commandez-lui ce que vous voudrez. Ce sera à nos frais, naturellement. Mais ne sortez pas de la chambre.
Tom ne se formalisa pas d’être ainsi traité d’une façon quelque peu cavalière. Après tout, cela signifiait qu’il était devenu un personnage important. Il fut plus ennuyé de voir Mike Graham arriver avant les nourritures qu’il avait commandées.
Ce fut donc un astronome affamé qui eut à faire face à la petite caméra de Mike. Il essaya néanmoins d’expliquer, – et cela seulement pour deux cents millions de téléspectateurs – comment il avait pu repérer le Séléné.
Grâce à ses récentes expériences et aux transformations qu’elles avaient opérées en lui, il fit un exposé de premier ordre.
Si, quelques jours plus tôt, un reporter avait réussi à traîner Lawson devant une caméra pour qu’il explique la technique de la détection par l’infrarouge, les auditeurs auraient été promptement abasourdis par l’étalage un peu méprisant qu’il aurait fait de sa science. Tom aurait fait une conférence ardue où il aurait été question d’efficience quantique, de radiation du corps noir, de sensibilité spectrale. Cela aurait convaincu l’auditoire que le sujet était terriblement complexe (ce qui était assez vrai) et qu’un profane ne pouvait rien y comprendre (ce qui était totalement faux.)
Mais maintenant Tom, avec beaucoup de clarté et de patience – malgré les réclamations de son estomac – répondait aux questions de Mike Graham en des termes que la plupart des téléspectateurs pouvaient parfaitement saisir.
Dans le monde des astronomes, que Tom avait souvent effarouché par ses manières, ce fut une révélation.
Sur Lagrange II, le Professeur Kotelnikov résuma les sentiments de ses collègues quand, à la fin de l’émission, il fit cette déclaration sur un ton de quasi incrédulité :
— Franchement, je ne le reconnais plus… Mais dans sa bouche, c’était un beau compliment adressé à Lawson.
Ce n’avait pas été une opération très commode que de faire tenir six hommes dans la valve d’entrée du Séléné, mais Pat Harris avait démontré que c’était le seul endroit où ils puissent tenir une conférence privée.
Les autres passagers, sans nul doute, se demandaient ce qui se passait. Mais ils n’allaient pas tarder à l’apprendre.
Lorsque Hansteen eut fini de parler, ses auditeurs le regardèrent avec inquiétude – ce qui était bien compréhensible – mais ils ne semblaient pas particulièrement surpris. C’étaient des hommes intelligents, et plusieurs d’entre eux avaient déjà deviné la vérité.
— J’ai tenu à vous prévenir les premiers, leur expliqua le Commodore, parce que nous avons estimé, le capitaine Harris et moi, que vous étiez des gens à la tête solide, et suffisamment énergiques pour nous apporter votre aide si nous en avions besoin. Dieu sait combien je souhaite que ce ne soit pas le cas. Mais il est possible qu’il y ait quelques incidents pénibles quand je vais annoncer la chose à tout le monde…
— Et s’il y en a ?
— Si quelqu’un nous cause des ennuis, sautez dessus, répondit simplement le Commodore. Mais tâchez d’avoir un air aussi naturel que possible lorsque nous allons retourner dans la cabine. Ne donnez pas l’impression que vous vous attendez à quelque chose d’anormal. Ce sera la meilleure façon de commencer… Votre rôle est d’étouffer tout mouvement de panique avant qu’il ne se propage.
— Ne croyez-vous pas, dit le physicien McKenzie, qu’il serait peut-être opportun d’envoyer un dernier message à l’extérieur ?
— Nous y avons pensé, mais cela nous ferait perdre du temps et découragerait tout le monde. Il faut faire ce que je vous ai dit aussi rapidement que possible. Puis vite nous en aurons terminé, plus nous aurons de chance de nous en tirer.
— Croyez-vous, demanda Barrett, qu’il nous reste réellement une chance ?
— Oui, dit Hansteen, mais je préfère ne pas essayer d’en fixer le pourcentage. Pas d’autres questions ? Bryan ? Johanson ? Harding ? Bon… Alors, allons-y.
Tandis qu’ils retournaient dans la cabine et reprenaient leurs places respectives, les autres passagers les regardaient avec curiosité et avec une inquiétude grandissante. Hansteen ne les laissa pas en suspens.
— J’ai à vous faire part de graves nouvelles, dit-il d’une voix très lente. Vous avez dû tous remarquer la difficulté que vous avez maintenant à respirer. Plusieurs d’entre vous se plaignent déjà de migraines…
« Eh bien, je le crains, cela provient de l’air. Nous avons encore une réserve assez abondante d’oxygène, mais là n’est pas le problème. La vérité est que le gaz carbonique que nous exhalons n’est pas évacué ; il s’accumule à l’intérieur de la cabine. Nous n’en savons pas exactement la cause, mais je pense que la forte chaleur qui règne dans le bateau a détérioré les absorbants chimiques. Quelle que soit d’ailleurs l’explication, elle ne nous serait d’aucune utilité car nous n’avons aucun moyen de remédier à cela.