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Ce jour-là, affirmait Tyrese, j'avais sauvé la vie de son fils. C'était une hyperbole.

Mais peut-être bien que j'avais vraiment sauvé Tyrese.

Il considérait depuis qu'on était amis… lui dans le rôle du lion, et moi, d'une souris qui lui aurait retiré une épine de la patte. Il se trompait.

Bien que lui et Latisha ne soient pas mariés, il était l'un des rares pères que je voyais ici. Quand il a eu fini de me serrer la main, il m'a glissé deux Ben Franklin[1] comme si j'étais un maître d'hôtel dans un grand restaurant.

Puis il m'a adressé un clin d'œil.

— Prenez bien soin de mon gamin, hein?

— Tout à fait.

— Vous êtes le meilleur, Doc.

Il m'a remis sa carte professionnelle, qui ne portait ni nom, ni adresse, ni fonction. Juste un numéro de portable.

— Si vous avez besoin de quelque chose, vous m'appelez.

— J'y penserai, ai-je dit.

Nouveau clin d'œil.

— N'importe quoi, Doc.

— Tout à fait.

J'ai empoché les billets. Ce rituel durait depuis six ans. Par mon travail à la clinique, je connaissais beaucoup de dealers. Mais aucun qui ait survécu six ans.

L'argent, évidemment, je ne le gardais pas pour moi. Je le donnais à Linda pour son institution caritative. Légalement, c'était discutable, certes, mais d'après mon raisonnement il valait mieux que l'argent aille à une œuvre de bienfaisance plutôt qu'à un trafiquant de drogue. Je n'avais pas la moindre idée de la situation financière de Tyrese. Néanmoins, il roulait toujours dans une voiture neuve — sa préférence allait aux BMW avec vitres teintées —, et la garde-robe de son gamin valait plus cher que le contenu de ma penderie. Mais la mère de l'enfant avait droit aux soins gratuits, si bien qu'il ne payait pas les consultations.

C'est énervant, je sais.

Le portable de Tyrese a fait entendre quelque chose comme du hip-hop.

— Faut que je m'arrache, Doc. J'ai du boulot.

— Tout à fait, ai-je répété.

Il m'arrive parfois de me mettre en colère. N'importe qui réagirait de la même façon à ma place. Mais, dans ce brouillard, il y a des enfants. Des enfants qui ont mal. Je ne prétends pas que tous les enfants sont des anges. Parmi mes patients, je sais — je sais — que certains vont mal tourner. Mais, indépendamment de tout ça, les enfants sont vulnérables. Ils sont faibles et sans défense. Croyez-moi, j'ai vu des spécimens qui modifieraient votre définition de l'être humain.

Du coup, je me consacre aux enfants.

J'étais censé travailler jusqu'à midi seulement, mais pour rattraper mon détour par le FBI j'ai prolongé les consultations jusqu'à trois heures. Naturellement, toute la journée j'ai pensé à l'interrogatoire. Les photos d'Elizabeth, tuméfiée et vaincue, défilaient dans mon esprit à la manière grotesque des images projetées par une lanterne magique.

Qui pourrait être au courant de ces photos?

La réponse, en y réfléchissant de plus près, semblait évidente. Je me suis penché pour décrocher le téléphone. Ce numéro, que je n'avais pas composé depuis des années, je m'en souvenais encore.

— Studio Schayes, a répondu une voix féminine.

— Salut, Rebecca.

— Mon salaud! Comment vas-tu, Beck?

— Bien. Et toi?

— Pas trop mal. Du taf par-dessus la tête.

— Tu travailles trop.

— Plus maintenant. Je me suis mariée l'an dernier.

— Je sais. Désolé de n'avoir pas pu me libérer.

— Tu parles!

— Félicitations quand même.

— Alors, quoi de neuf?

— J'aimerais te poser une question.

— Mmmm.

— À propos de l'accident de voiture.

J'ai entendu un écho métallique. Puis le silence.

— Tu te rappelles l'accident de voiture? Avant la mort d'Elizabeth?

Rebecca Schayes, la meilleure amie de ma femme, se taisait.

Je me suis éclairci la voix.

— Qui était au volant?

— Quoi?

Elle n'a pas dit ça dans le combiné.

— Attends une minute.

Puis, s'adressant à moi:

— Écoute, Beck, j'ai un truc à faire, là. Je peux te rappeler tout à l'heure?

— Rebecca…

Mais elle avait déjà raccroché.

Une vérité première à propos de ces tragédies: l'âme en sort bonifiée.

Le fait est que toutes ces morts m'ont rendu meilleur. Si à quelque chose malheur est bon, c'est assurément à cela. Même si a priori le gain est bien mince. Il ne s'agit pas de peser ou de comparer, mais je sais que je me suis amélioré. J'ai un sens plus aigu des priorités. Je comprends mieux la souffrance d'autrui.

Il y a eu un temps — de quoi en rire aujourd'hui — où mes préoccupations se bornaient à appartenir à tel ou tel club, à conduire telle ou telle voiture, à afficher tel ou tel diplôme universitaire sur mon mur… toutes ces conneries de statut social. Je voulais être chirurgien parce que ça en jetait. Je voulais impressionner de soi-disant amis. Je voulais être quelqu'un.

Comme je l'ai dit, il y a de quoi en rire.

D'aucuns pourraient objecter que cette évolution positive est tout simplement une question de maturité. C'est en partie vrai. Et si j'ai tellement changé, c'est aussi parce que je suis livré à moi-même. Elizabeth et moi formions un couple, une seule entité. Elle était si bonne que je pouvais me permettre de l'être un peu moins, comme si sa bonté nous grandissait tous les deux, telle une sorte d'égalisateur cosmique.

Néanmoins, la mort est un maître incomparable. Juste trop dur, c'est tout.

J'aurais aimé vous raconter que le drame m'a fait découvrir quelque vérité absolue, qui vous change radicalement la vie et que je pourrais vous transmettre. Mais ce serait faux. Les clichés n'ont pas tort — ce qui compte, c'est l'homme, la vie est précieuse, on accorde trop de valeur au matérialisme, les petites choses ont aussi leur importance, il faut vivre le moment présent —, et je peux vous les répéter jusqu'à plus soif. Vous écouterez peut-être, mais vous n'intérioriserez pas. Vivre un drame enfonce le clou. Le drame le grave dans votre âme. Si vous n'en sortez pas plus heureux, vous serez probablement meilleur.

L'ironie de tout ça, c'est que je regrette souvent qu'Elizabeth ne puisse pas me voir aujourd'hui. Ce n'est pas l'envie qui me manque, mais je n'arrive pas à croire que les morts veillent sur nous et autres fantaisies réconfortantes que nous nous fabriquons. Selon moi, les morts disparaissent une fois pour toutes. Mais je ne peux pas m'empêcher de me dire: Peut-être suis-je digne d'elle maintenant.

Quelqu'un de plus croyant se demanderait si ce n'était pas pour ça qu'elle était revenue.

Rebecca Schayes était une photographe indépendante de renom. Son travail figurait dans toutes les revues de luxe, bien que, curieusement, elle se soit spécialisée dans les photos d'hommes. Des athlètes professionnels qui acceptaient par exemple de faire la couverture de GQ exigeaient souvent d'être photographiés par elle. Rebecca disait en plaisantant que si elle avait l'œil en matière d'anatomie masculine, c'était grâce à « toute une vie d'études intensives ».

J'ai trouvé son studio dans la 32e Ouest, pas loin de Penn Station. Le bâtiment était une sorte d'entrepôt hideux qui empestait les chevaux et les carrioles de Central Park, logés au rez-de-chaussée. J'ai délaissé le monte-charge et pris l'escalier.

Rebecca est passée en coup de vent dans le couloir. Sur ses talons, un assistant émacié, vêtu de noir, avec des bras grêles et quelques poils en guise de barbe, traînait deux valises en aluminium. Rebecca arborait toujours sa crinière indisciplinée, une jungle indomptée de boucles flamboyantes. Ses yeux verts étaient largement écartés, et si elle avait changé en huit ans, ça ne se voyait pas.

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1

Billet de cent dollars. (N.d.T.)