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Au bout de tant d'années, Beck avait fini par lui poser des questions.

Huit ans plus tôt, Rebecca avait été prête à tout lui raconter. Mais Beck n'avait pas répondu à ses coups de fil. Le temps passant — et après l'arrestation du criminel —, elle avait jugé inutile de remuer le couteau dans la plaie, de faire du mal à Beck. Et puisque KillRoy était derrière les barreaux, ça n'avait plus de sens.

Mais la sensation lancinante — que les contusions d'Elizabeth dues à son « accident de voiture » préfiguraient d'une certaine manière son assassinat — était restée, même si cela paraissait absurde. Pis, cette sensation lancinante la taraudait, lui soufflait que si elle, Rebecca, avait insisté, vraiment insisté, pour découvrir la vérité sur l’«accident de voiture », elle aurait peut-être, seulement peut-être, pu sauver son amie.

Cette impression toutefois s'est estompée au fil des heures. À la fin de la journée, ça se résumait ainsi: Elizabeth avait été son amie, et on a beau être proches, on se remet toujours de la mort d'une amie. Il y a trois ans, Gary Lamont était entré dans sa vie, et tout avait changé. Elle, Rebecca Schayes, la photographe bohème de Greenwich Village, était tombée amoureuse d'un jeune loup aux dents longues de Wall Street. Ils s'étaient mariés et s'étaient installés dans une élégante tour de l'Upper West Side.

La vie vous réservait quelquefois de drôles de surprises.

Rebecca est entrée dans le monte-charge et a abaissé la grille. Les lumières étaient éteintes, chose courante dans ce bâtiment. Le monte-charge s'est mis à gravir les étages, le vrombissement se réverbérant sur la pierre. Parfois, le soir, on entendait hennir les chevaux, mais là tout était silencieux. L'odeur du foin et de quelque chose de plus fétide encore imprégnait l'air.

Elle aimait bien venir ici la nuit. C'est dans cette solitude mêlée des bruits nocturnes de la ville qu'elle se sentait le plus « artiste ».

Son esprit vagabond l'a ramenée à la conversation qu'elle avait eue la veille avec Gary. Il voulait quitter New York, de préférence pour aller vivre dans une vaste maison à Long Island, où il avait grandi. L'idée de déménager en banlieue horripilait Rebecca. Au-delà de son amour de la ville, ce serait l'ultime trahison à l'égard de ses racines bohèmes. Elle se fondrait dans ce moule qu'elle s'était juré d'éviter, celui où s'étaient coulées sa mère et la mère de sa mère.

Le monte-charge s'est arrêté. Elle a soulevé la grille, est sortie dans le couloir. Toutes les lumières étaient éteintes ici. Elle a tiré ses cheveux en arrière et les a noués en une épaisse queue-de-cheval. Puis elle a scruté sa montre. Presque neuf heures. Le bâtiment devait être vide. De toute présence humaine, du moins.

Ses chaussures claquaient sur le ciment froid. La vérité — et Rebecca avait beaucoup de mal à l'admettre —, c'est que plus elle y pensait, plus elle se rendait compte qu'elle voulait des enfants, et que la ville était le dernier endroit où les élever. Les enfants, il leur fallait un jardin, une balançoire, le grand air et…

Rebecca Schayes était sur le point de prendre une décision — une décision qui sans nul doute aurait enchanté son trader de mari — quand elle a introduit la clé dans la serrure et poussé la porte de son studio. Elle est entrée, a appuyé sur l'interrupteur.

C'est là qu'elle a vu l'Asiatique bizarrement bâti.

Une seconde ou deux, l'homme s'est contenté de la dévisager. Rebecca s'est figée sous son regard. Il a fait un pas de côté, la contournant presque, et son poing s'est abattu au bas de son dos.

C'a été comme si elle s'était pris un coup de marteau sur les reins.

Rebecca s'est effondrée sur ses genoux. L'homme lui a empoigné le cou avec deux doigts. Il a appuyé sur un point de pression. Rebecca a vu des éclairs. De sa main libre, l'homme lui a enfoncé des doigts aussi acérés que des pics à glace dans le diaphragme. Quand il a atteint son foie, les yeux lui sont sortis des orbites. La douleur surpassait tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Elle a voulu hurler, mais seul un grognement étranglé s'est échappé de sa bouche.

Du fond de la pièce, une voix d'homme lui est parvenue à travers le brouillard.

— Où est Elizabeth?

Pour la première fois.

Mais pas pour la dernière.

19

Planté devant ce maudit ordinateur, je me suis mis à picoler sec. J'ai essayé d'accéder au site de toutes les façons possibles et imaginables. J'ai utilisé Explorer, puis j'ai utilisé Netscape. J'ai vidé le cache, rechargé les pages, quitté mon fournisseur d'accès et l'ai relancé.

Sans résultat. Je me heurtais toujours au message d'erreur.

À dix heures, Shauna est revenue dans le séjour. Ses joues luisaient, à cause de la boisson. Les miennes aussi, je suppose.

— Ça ne marche pas?

— Rentre chez toi, ai-je soupiré.

Elle a hoché la tête.

— Oui, je crois que ça vaut mieux.

La limousine a été là en cinq minutes. Shauna s'est approchée en titubant du bord du trottoir, bien imbibée de bourbon et de Rolling Rock. Tout comme moi.

Elle a ouvert la portière puis s'est tournée vers moi.

— Tu n'as jamais été tenté de tricher? Du temps de votre mariage, j'entends.

— Non.

Désappointée, elle a secoué la tête.

— Tu ne sais pas, alors, comment on fait pour foirer sa vie. Je l'ai embrassée avant de rentrer dans la maison. Là, j'ai continué à fixer l'écran comme si c'était un objet de culte. Mais ça n'a rien changé.

Chloe est arrivée en geignant quelques minutes plus tard. Elle m'a touché la main de sa truffe humide. À travers la forêt de ses poils, nos regards se sont croisés, et je jure qu'elle a compris ce que je ressentais. Je ne suis pas du genre à prêter un comportement humain aux chiens — d'abord, je trouve que ce serait les rabaisser —, mais je les pense capables de capter les émotions basiques de leurs compagnons à deux pattes. On dit que les chiens flairent la peur. Serait-ce vraiment extrapoler que d'imaginer qu'ils flairent aussi la joie, la colère ou la tristesse?

J'ai souri à Chloe et lui ai caressé la tête. Elle a posé une patte sur mon bras en un geste de réconfort.

— Tu veux aller te promener, fifille?

Sa réaction a été de bondir dans tous les sens comme un chien de cirque fou. Je l'ai déjà dit, il ne faut pas négliger les petites choses.

L'air de la nuit me picotait les poumons. J'ai essayé de me focaliser sur Chloe — sa démarche sautillante, sa queue qui remuait — mais j'étais, ma foi, déconfit. « Déconfit ». Ce n'est pas un mot que j'emploie très souvent. Mais il m'a paru de circonstance.

Je n'avais pas été totalement convaincu par l'hypothèse trop crédible du truquage numérique. Certes, quelqu'un aurait pu manipuler une photo et l'intégrer dans une vidéo. Il aurait pu être au courant, pour l'heure du baiser. Il aurait même pu faire esquisser aux lèvres le mot: « Pardon ». Mon sentiment de manque a achevé de rendre l'illusion réelle: j'étais la proie idéale pour ce genre de supercherie.

Et, par-dessus tout, l'hypothèse de Shauna était infiniment plus plausible qu'un retour d'entre les morts.

Mais deux choses invalidaient ce raisonnement. Primo, je n'ai jamais eu une imagination débridée. Je suis un type affreusement ennuyeux et plus terre à terre que la moyenne des gens. Secundo, le manque aurait certes pu m'obscurcir l'esprit, et la photographie numérique permettait de réaliser nombre d'astuces, mais pas ces yeux-là…

Ses yeux. Les yeux d'Elizabeth. Impossible, songeais-je, qu'une vieille photo ait servi de support à un montage vidéo. Ces yeux-là étaient ceux de ma femme. En étais-je sûr, d'un point de vue strictement rationnel? Évidemment non. Je ne suis pas un imbécile. Mais entre ce que j'avais vu et toutes les questions que j'avais soulevées, j'avais à moitié occulté la démonstration de Shauna. J'étais rentré chez moi toujours persuadé que j'allais recevoir un message d'Elizabeth.