— Assieds-toi.
— Si vous savez où elle est…
— On ne serait pas là à discuter, a-t-il achevé.
J'ai fait un pas vers lui. Puis un autre. Il a pointé son arme sur moi. Je ne me suis pas arrêté. J'ai continué jusqu'à ce que le canon bute sur mon sternum.
— Vous allez me le dire, ai-je déclaré. Ou vous allez me tuer.
— Tu es prêt à prendre ce risque?
Je l'ai fixé droit dans les yeux et j'ai soutenu son regard sans ciller pour la première fois probablement depuis qu'on se connaissait. Quelque chose est passé entre nous, quelque chose d'indéfinissable. Peut-être de la résignation de sa part, je n'en sais rien. En tout cas, je n'ai pas bronché.
— Pouvez-vous seulement imaginer à quel point votre fille me manque?
— Assieds-toi, David.
— Pas avant que…
— Je vais te le dire, a-t-il répondu tout bas. Assieds-toi.
J'ai reculé jusqu'au canapé sans le quitter des yeux. Fléchissant douloureusement les jambes, je me suis affaissé sur les coussins. Il a posé le revolver sur un guéridon.
— Tu veux boire quelque chose?
— Non.
— À ta place, je prendrais un petit verre.
— Pas maintenant.
Il a haussé les épaules et s'est approché du bar à panneau rabattable, de ceux qui sont tendus de chintz à l'intérieur. Le bar était vieux et branlant. Les verres, en désordre, se cognaient les uns aux autres; j'étais archicertain que ce n'était pas sa première incursion dans l'armoire à alcools. Il s'est versé à boire en prenant tout son temps. J'avais envie de le presser, mais je l'avais déjà suffisamment harcelé comme ça. Il avait besoin de boire, ai-je réalisé alors. Pour rassembler ses idées, faire le tri, examiner les points de vue. C'était bien normal.
Berçant le verre entre ses mains, il s'est laissé tomber dans le fauteuil.
— Je ne t'ai jamais beaucoup aimé, a-t-il commencé. Pas toi personnellement. Tu viens d'une bonne famille. Ton père était quelqu'un de bien, et ta mère, ma foi, elle a fait de son mieux, hein?
Son verre dans une main, il a passé l'autre dans ses cheveux.
— Mais je trouvais que ta relation avec ma fille était…
Il a levé les yeux, scrutant le plafond à la recherche du mot juste.
— … un handicap pour son avenir. Aujourd'hui… eh bien, aujourd'hui je me rends compte de l'incroyable chance que vous avez eue tous les deux.
La température dans la pièce a chuté de plusieurs degrés. J'essayais de ne pas bouger, de retenir ma respiration afin de ne pas le troubler.
— Je commencerai par cette soirée au lac, a-t-il poursuivi. Quand ils se sont emparés d'elle.
— Qui s'est emparé d'elle?
Il a contemplé le contenu de son verre.
— Ne m'interromps pas. Contente-toi d'écouter.
J'ai hoché la tête, mais il ne l'a pas vu. Il continuait à fixer son breuvage, comme s'il cherchait littéralement la réponse au fond de son verre.
— Tu sais ça. Ou tu devrais le savoir maintenant. Les deux hommes qu'on a retrouvés enterrés là-bas.
Son regard a subitement fait le tour de la pièce. Il a attrapé son arme et, se levant, est retourné jeter un œil par la fenêtre. J'aurais voulu lui demander ce qu'il s'attendait à voir dehors, mais j'avais peur qu'il perde le fil de son récit.
— Mon frère et moi sommes arrivés tard au lac. Presque trop tard. On s'est planqués pour les intercepter sur le chemin de terre. Tu sais, là où il y a les deux rochers.
Il s'est détourné de la fenêtre pour me regarder. Je connaissais ces deux rochers. Ils se trouvaient à environ huit cents mètres du lac Charmaine. Énormes, arrondis, presque de la même taille, ils montaient la garde de part et d'autre de la piste. On racontait toutes sortes de légendes sur leur provenance et la manière dont ils s'étaient retrouvés là.
— On s'est cachés derrière, Ken et moi. Quand on les a vus approcher, on a tiré dans un pneu. Ils sont descendus pour voir ce qui se passait. Et je les ai abattus tous les deux d'une balle dans la tête.
Après un dernier coup d'œil par la fenêtre, Hoyt a regagné son fauteuil. Il a reposé l'arme et de nouveau contemplé son verre. Silencieux, j'attendais.
— C'est Griffin Scope qui avait engagé ces deux hommes. Ils étaient censés interroger Elizabeth, puis la tuer. Ken et moi avons eu vent du projet, et nous sommes allés au lac pour les court-circuiter.
Il a levé la main comme pour couper court aux questions, bien que je n'aie même pas osé ouvrir la bouche.
— Le pourquoi du comment importe peu. Griffin Scope voulait la mort d'Elizabeth. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus. Et il n'allait pas s'arrêter en route juste parce que deux de ses gars s'étaient fait descendre. Il en avait plein d'autres en réserve. C'est comme cette bête mythique: tu lui coupes la tête et il lui en pousse deux autres.
Il m'a regardé.
— On ne peut pas lutter contre ce pouvoir-là, Beck.
Il a bu une longue gorgée. Je restais coi.
— Je veux que tu te reportes huit ans en arrière et que tu te mettes à notre place.
Il s'est rapproché comme pour mieux me prendre à témoin.
— Tu as deux individus morts sur ce chemin de terre. Dépêchés par l'un des hommes les plus puissants du monde pour te tuer. Il n'aura pas le moindre scrupule à sacrifier des innocents pour arriver jusqu'à toi. Que veux-tu faire? Imagine qu'on décide d'aller à la police. Pour leur dire quoi? Quelqu'un de la trempe de Scope ne laisse pas de preuves derrière lui — et même si c'avait été le cas, il a plus de flics et de juges dans sa poche que je n'ai de cheveux sur la tête. On serait tous morts. Alors voilà, je te le demande, Beck. Tu es là. Avec deux cadavres par terre. Tu sais que ça va continuer. Tu fais quoi?
J'ai choisi de considérer sa question comme rhétorique.
— J'ai donc exposé tous ces faits à Elizabeth, comme je suis en train de te les exposer maintenant. Je lui ai dit que Scope allait nous réduire en bouillie pour la retrouver. Si elle s'enfuyait — pour se cacher, par exemple —, il nous torturerait jusqu'à ce qu'on la dénonce. Ou bien il s'en prendrait à ma femme. Ou à ta sœur. Il ferait n'importe quoi pour remettre la main sur elle.
Il s'est penché plus près.
— Tu comprends maintenant? Tu la vois, l'unique solution?
J'ai hoché la tête: tout devenait soudain limpide.
— Il fallait leur faire croire qu'elle était morte.
Il a souri, et j'en ai eu à nouveau la chair de poule.
— J'avais un peu d'argent de côté. Mon frère Ken en avait plus. On avait aussi des contacts. Elizabeth est entrée dans la clandestinité. On l'a fait sortir du pays. Elle s'est coupé les cheveux, a appris à se déguiser, mais tout ça n'était pas vraiment utile. Personne ne la recherchait. Ces huit dernières années, elle s'est baladée à travers les pays du tiers-monde, travaillant pour la Croix-Rouge, l'UNICEF, n'importe quelle organisation qui voulait bien d'elle.
J'attendais. Il y avait encore tant de choses qu'il ne m'avait pas révélées, cependant je ne bougeais pas. Je m'efforçais de digérer toutes ces informations qui me laissaient sur le carreau. Elizabeth. Elle était en vie. Elle avait été en vie ces huit dernières années. Elle avait respiré, vécu, travaillé… Tout ça était beaucoup trop complexe à intégrer, comme un de ces incompréhensibles problèmes de maths qui vous plantent l'ordinateur.
— Tu dois te poser des questions sur le cadavre à la morgue.
Prudemment, j'ai hoché la tête.
— En fait, c'a été très simple. Des filles inconnues, on en a tout le temps. On les stocke à l'institut médico-légal jusqu'à ce que quelqu'un décide de les dégager. Alors on les colle au cimetière des pauvres dans Roosevelt Island. J'ai donc attendu l'arrivante qui correspondrait à peu près au signalement. C'a été plus long que prévu. La fille devait être une fuyarde poignardée par son mac, ça, on ne le saura jamais. On ne pouvait par ailleurs laisser le meurtre d'Elizabeth inexpliqué. Il nous fallait un coupable. On a choisi KillRoy. Tout le monde savait qu'il marquait ses victimes au visage de la lettre K. On a fait pareil. Restait le problème d'identification. On a bien eu l'idée de la brûler pour la rendre méconnaissable, mais cela voulait dire empreintes dentaires et tout le bataclan. On a alors tenté notre chance. La couleur de cheveux correspondait. La carnation et l'âge étaient à peu près bons. On a abandonné le corps dans un patelin avec un petit service médico-légal. C'est nous qui avons passé le coup de fil anonyme à la police. On s'est arrangés pour arriver à la morgue en même temps que le corps. Il ne me restait plus qu'à l'identifier en versant des chaudes larmes. C'est comme ça qu'on procède avec une large majorité de victimes de meurtres. Elles sont identifiées par des membres de leur famille. Je l'ai fait, et Ken a confirmé. Qui aurait mis notre parole en doute? Pourquoi un père et un oncle auraient-ils menti?