Chaque mot m'a fait l'effet d'un coup de poing.
— Elizabeth a tué Brandon Scope.
J'ai secoué la tête. Ce n'était pas vrai.
— Elle travaillait à ses côtés, dans leur espèce d'association caritative. C'était juste une question de temps avant qu'elle ne découvre le pot aux rosés: Brandon dirigeait un racket à quatre sous en jouant les caïds. Drogue, prostitution, que sais-je encore.
— Elle ne m' en a jamais parlé.
— Elle n'en a parlé à personne, Beck. Mais Brandon l'a su. Il l'a battue comme plâtre en guise d'avertissement. À l'époque, je n'étais pas au courant, bien sûr. Elle m'a servi la même histoire d'accrochage en voiture.
— Elle ne l'a pas tué.
— C'était de la légitime défense. Comme elle poursuivait son enquête, Brandon a pénétré par effraction chez vous, cette fois armé d'un couteau. Il l'a agressée… et elle lui a tiré dessus. Cent pour cent légitime défense.
Je continuais à secouer la tête.
— Elle m'a appelé en larmes. Je suis venu chez vous. Quand je suis arrivé…
À bout de souffle, Hoyt a fait une pause.
— … il était déjà mort. Elizabeth avait le revolver. Elle voulait que j'appelle la police. Je l'en ai dissuadée. Légitime défense ou pas, Griffin Scope allait la liquider, et pire. Je lui ai demandé de me donner quelques heures. Elle était secouée, mais elle a finalement accepté.
— Vous avez déplacé le corps.
Il a hoché la tête.
— Je connaissais l'existence de Gonzalez. Ce petit voyou était en passe de devenir un professionnel du crime. J'en ai vu suffisamment, d'oiseaux de son espèce, pour le savoir. Il s'en était déjà tiré une fois, sur un point de procédure, alors qu'il était jugé pour meurtre. Franchement, c'était le coupable idéal.
Tout s'éclaircissait.
— Mais Elizabeth n'a pas voulu.
— Ça, je n'avais pas prévu. Elle a appris son arrestation aux infos, et c'est là qu'elle a inventé ce fameux alibi. Pour sauver Gonzalez…
Sa voix s'est chargée d'une lourde ironie.
— … d'une « grave injustice ».
Il a secoué la tête.
— Quel gâchis! Si seulement elle avait accepté de faire porter le chapeau à ce petit fumier, tout aurait été terminé.
— Les gens de Scope ont découvert qu'elle avait fabriqué l'alibi, ai-je dit.
— Oui, il y a eu des fuites. À force de fouiner, ils ont su qu'elle était en train de mener une enquête. Le reste tombait sous le sens.
— Alors ce soir-là, au lac… il s'agissait d'une histoire de vengeance.
Il a paru réfléchir.
— En partie, oui. Mais par ailleurs, il fallait cacher la vérité concernant Brandon Scope. Il était mort, et son père tenait absolument à préserver son image de héros.
Pas uniquement son père, ai-je pensé. Ma sœur aussi.
— Je ne vois toujours pas pourquoi elle a mis toutes ces choses-là dans un coffre-fort.
— Ce sont des preuves, a-t-il répondu.
— Des preuves de quoi?
— Qu'elle a tué Brandon Scope. Et qu'elle a agi en état de légitime défense. Quoi qu'il ait pu arriver par la suite, Elizabeth ne voulait pas que quelqu'un d'autre soit accusé à sa place. Plutôt naïf de sa part, tu ne trouves pas?
Non, je ne trouvais pas. J'ai essayé d'appréhender la vérité telle qu'elle m'apparaissait à présent. Mais ça ne marchait pas. Pas encore. Car ce n'était pas toute la vérité. Et je le savais mieux que personne. J'ai regardé mon beau-père, ses bajoues, ses cheveux qui commençaient à tomber, le ventre qui se relâchait, la carrure toujours imposante mais qui peu à peu s'affaissait. Hoyt croyait savoir ce qui était réellement arrivé à sa fille. Il ne se doutait pas à quel point il pouvait se tromper.
J'ai entendu un coup de tonnerre. La pluie a tambouriné sur les vitres comme des centaines de poings minuscules.
— Vous auriez pu m'en parler, ai-je lâché.
Il a secoué la tête, avec plus d'énergie cette fois.
— Et qu'aurais-tu fait, Beck? Tu l'aurais suivie? Pour fuir avec elle? Ils l'auraient su et nous auraient tous liquidés. Ils t'avaient à l'œil. Ils t'ont toujours à l'œil. On ne l'a dit à personne. Pas même à la mère d'Elizabeth. Et si tu as besoin de preuves, regarde autour de toi. Ça fait huit ans déjà. Elle t'a juste envoyé quelques e-mails anonymes, et regarde ce que ça a déclenché?
Une portière de voiture a claqué. Hoyt a bondi vers la fenêtre tel un gros chat. Il a jeté un coup d'œil dehors.
— C'est la voiture qui t'a déposé. Avec deux Noirs à l'intérieur.
— Ils viennent me chercher.
— Tu es sûr qu'ils ne travaillent pas pour Scope?
— Sûr et certain.
Juste à ce moment-là, mon nouveau portable s'est mis à sonner.
— Tout va bien? a demandé Tyrese.
— Oui.
— Sortez de là.
— Pourquoi?
— Vous lui faites confiance, à ce flic?
— Je n'en sais rien.
— Sortez.
J'ai prévenu Hoyt que je devais m'en aller. Il semblait trop épuisé pour réagir. Je me suis hâté vers la porte. Tyrese et Brutus m'attendaient. La pluie avait diminué d'intensité, mais aucun de nous n'y prêtait attention.
— J'ai un appel pour vous. Mettez-vous là.
— Pourquoi?
— C'est personnel, a répondu Tyrese. Je veux pas l'entendre.
— J'ai confiance en vous.
— Allez, faites ce que je vous demande.
Je me suis écarté hors de portée de voix. Derrière moi, j'ai vu un store se relever. Hoyt a lorgné dehors. Je me suis retourné vers Tyrese. Il m'a fait signe d'approcher le téléphone de mon oreille. J'ai obéi. Il y a eu un silence, puis Tyrese a dit:
— La ligne est libre, allez-y.
Tout de suite après, j'ai entendu la voix de Shauna.
— Je l'ai vue.
Je demeurais parfaitement immobile.
— Elle a dit qu'elle t'attendrait ce soir au Dauphin.
J'ai compris. La communication a été coupée. Je suis revenu vers Tyrese et Brutus.
— Il faut que j'aille quelque part tout seul. Un endroit où on ne peut pas me suivre.
Tyrese a regardé Brutus.
— Montez.
42
Brutus conduisait comme un fou. Il a pris des sens interdits. Fait demi-tour à la dernière seconde. Coupé la circulation pour tourner à gauche alors que le feu était rouge. On maintenait une excellente moyenne.
Au MetroPark d'Iselin, il y avait un train en direction de Port Jervis qui partait vingt minutes plus tard. Là-bas, je pourrais louer une voiture. Quand ils m'ont déposé, Brutus est resté au volant. Tyrese m'a accompagné jusqu'au guichet.
— Vous m'avez demandé de partir et de ne pas revenir, a-t-il déclaré.
— Exact.
— Peut-être que vous devriez faire pareil.
Je lui ai tendu la main. Tyrese l'a ignorée et m'a serré avec force dans ses bras.
— Merci, ai-je dit doucement.
Il a relâché son étreinte, rajusté son blouson pour qu'il tombe mieux, redressé ses lunettes noires.
— Ouais, pas de quoi.
Et, sans attendre, il est retourné vers la voiture.
Le train est arrivé et reparti à l'heure. J'ai trouvé une place et m'y suis écroulé, essayant de faire le vide dans ma tête. Sans grand résultat. J'ai regardé autour de moi. La voiture était pratiquement vide. Deux étudiantes avec de volumineux sacs à dos jacassaient en ponctuant leur discours de « voilà » et de « tu comprends ». J'ai repéré un journal — plus précisément un tabloïd — que quelqu'un avait abandonné sur un siège.
La première page tant convoitée était consacrée à une jeune starlette arrêtée pour vol à l'étalage. Je l'ai feuilleté dans l'espoir de tomber sur une bande dessinée ou la rubrique Sports — n'importe quelle inanité aurait fait l'affaire. Mais mon regard s'est arrêté sur une photo… de moi. L'ennemi public n° 1. Incroyable, la mine sinistre que j'avais sur le cliché noirci, on aurait dit un terroriste du Moyen-Orient.