Elle se met à rigoler.
— Chouette, fait cette mésange, je suis sûre que je vais gagner.
Il y a des instants de qualité dans la vie. Des minutes de simple félicité. C’est cela le bonheur : une impression chaleureuse, la joie vibrante d’une rencontre, l’impression que vous fait un regard de jeune fille.
J’en ai le grand colomb qui fait l’œuf (dans la clandestinité il s’appelait Christophe).
Soudain, brusquement, illico, en vitesse, j’aperçois quelque chose qui m’arrache à ce moment de félicité. Ce quelque chose, c’est quelqu’un. Ce quelqu’un c’est une dame. Cette dame, c’est la personne conséquente avec tous ses accessoires. La trentaine, rousse comme un incendie de forêt en automne et peinte en guerre à la façon des Indiens Ifauti-Ifautipa lorsqu’ils vont chercher du suif à la tribu des Gigosanzos et aux attributs de son chef Ciceksa le Faucon.
Je vais vous dire, afin de vous le révéler, pourquoi la dame dont au sujet de laquelle je vous cause m’intéresse. C’est tout bêtement parce qu’elle est arrêtée devant les consignes et qu’elle semble prendre un vif intérêt à leur contemplation.
La blanche gazelle au billet est en train de me bonnir des gentillesses auxquelles je ne prête (sans percevoir d’intérêt) qu’une attention distraite.
Elle dit comme ça que si elle enfouille le gros lot elle le partagera avec moi, que je suis sympa (chose que je savais déjà) et qu’elle m’achètera à partir de dorénavant tous ses billets.
Pendant ce temps, la rouquinos sort de sa fouille une pièce de monnaie et l’introduit dans la fente d’un des casiers qui, naguère, recelèrent une tronche. Elle prend la clé qui lui échoit et ouvre le compartiment. Elle regarde à l’intérieur, referme en laissant la clé et s’éloigne sans rien y avoir déposé.
San-Antonio moule tout : la guitoune, les billets, la chance de sa vie, la jolie douceur aux yeux fripons, pour se jeter sur les traces odoriférantes de l’étrange rousse. La Rousse suivant la rousse ! tableau allégorique en deux manches ou un tombé !
Ma petite gosse est médusée. J’ai gros cœur de la quitter ainsi, d’autant que ça devait être un lot intéressant à embarquer sans trop marchander. Elle s’en ressentait pour mon sourire d’évangéliste du cœur. Signe des temps ! Jadis, les filles de dix-sept berges ne s’intéressaient qu’aux boys. Maintenant elles préfèrent les hommes (et je les approuve, bien que moi je préfère les femmes). La jeune fille nouvelle embrasse les gars de vingt piges, danse avec ceux de trente, s’envoie en l’air avec ceux de quarante, flirte avec ceux de cinquante et aime platoniquement ceux de soixante. Et tout est vachement O.K. ainsi.
Ma rouquine est dans le hall des départs. Elle fait les cent pas (cent douze et demi d’après mes calculs) devant les lignes de gauche. Je m’achète un baveux au premier kiosque venu et à l’abri de France-Soir, je me paie le luxe de l’observer. C’est une chouette nana, vêtue de manière un peu voyante. Elle a des jambes qui font parler le bas, un bassin tout ce qu’il y a d’aquitain, une taille faite pour les ceintures en bras d’homme, et deux polissons qui se rebiffent.
La façade vaut les fondations. Le visage est sensuel, because la bouche façon ventouse, et des cils de douze centimètres ombragent un regard d’émeraude (je vous mets ce que j’ai de mieux comme comparaisons et je vous les laisse au prix coûtant, ça constitue la prime du mois). Elle poireaute une demi-douzaine de minutes, mais elle ne semble pas attendre autre chose que l’heure de départ d’un train. Effectivement, lorsqu’une sonnerie retentit, elle grimpe dans un wagon du dur pour Saint-Germain-en-Laye.
Que fait votre mignon San-Antonio, avec l’esprit de décision que vous lui connaissez ?
Il grimpe itou in the same wagon.
Je choisis une place à trois banquettes de la voyageuse et je continue de la surveiller de part et d’autre.
En très peu de temps nous arrivons à la gare de Saint-Germain. C’est à cet instant seulement que je réalise que je n’ai pas de billet.
Qu’à cela ne tienne.
Je prépare ma carte et je m’insinue dans le flot des voyageurs. La rouquine est juste devant moi et son parfum me titille les naseaux. Ah ! la belle jument que voilà, comme on disait aux écuries d’Audiard[6]. Elle a le bonheur du jour monté sur roulement à billes. Faut le voir aller et venir sous la jupe de tweed. Il vous fait signe d’approcher ! C’est fou les sources d’énergie qu’on ne met pas en exploitation. Avec un balancier pareil on obtiendrait facile une production de 10 000 kilowatts par jour. On pourrait revendre de l’électricité en bouteille aux Espagos qui en manquent (la preuve, ils n’écoutent la radio que sur des postes à transistors).
Nous parvenons au portillon où un employé de la Senecefe récolte des billets afin de les périmer. En général on ne prend pour cette délicate opération que des spécialistes ayant subi un entraînement très intensif et des cours dans différentes universités. À l’université des perforations d’abord, avec comme culture physique complémentaire des séances de casse-noisettes (sur une musique de Tchaïkovski) ; à l’université des éphémérides ensuite où, pour vous assouplir le poignet, on commence par vous faire effeuiller des artichauts bretons. Périmer n’est pas à la portée de tout le monde, croyez bien. Il faut posséder une montre consciencieuse, avoir un calendrier à jour, savoir lire la date portée sur les billets pour se rendre compte s’ils sont du jour comme les œufs coque. Bref, c’est un métier !
— Vot’ billet, eh ! vous !
Je pensais franchir le barrage sans rififi, mais un périmateur de billets a les yeux partout et c’est ce qui fait sa force. Voilà pourquoi certains ont la vocation. Très jeunes, ils sentent croître en eux ce don du regard à facettes. Et c’est ce qui fait prophétiser aux gens d’expérience lorsqu’ils se trouvent en présence d’un tempérament de périmateur :
— Toi, petit, tu seras poinçonneur au métro, et tu feras ton chemin sur la ligne Porte des Lilas.
Naturellement, quand un employé galonné pousse une telle exclamation, les personnes présentes se font un devoir de regarder celui ou celle à qui elle s’applique.
Une douzaine de voyageurs (dont ma rousse) s’empressent de me détailler (moi qui ne suis disponible qu’en gros).
Je produis ma carte professionnelle au rouscailleur. Il hoche sa belle tête casquettée par l’État.
— Ah ! bon… Si c’est comme ça… Je pouvais pas savoir, hein ?
Va-t-il prononcer le mot « Police » ? Je décide, dans l’affirmative, de lui arracher tous ses boutons, y compris ceux de son grimpant et celui qu’il a sur le nez.
Mais il s’abstient et je peux poursuivre mon chemin.
Sans un regard au château Renaissance, la rouquine se met à arpenter les rues de Saint-Germain. Le crépuscule est tombé sans trop se faire mal et une bruine vicieuse vase sur la ville. Les lumières s’y étalent copieusement, comme des bouses de vache sur une route goudronnée.
C’est l’heure bénie du soir. Les gens sortent du turbin et rentrent allègrement chez eux pour bouffer leurs nouilles et gifler leurs enfants. Les magasins brillamment illuminés sont pris d’assaut (comme dirait M. Bloc). Les amoureux se re-dégustent. L’instant des rêves approche. Une fantasmagorie flotte sur le monde engourdi. Les messieurs pensent à tout ce qu’ils feront lorsqu’ils auront obtenu la Légion d’honneur, les dames à tout ce qu’elles feront lorsqu’elles auront un amant. Mais ceux-ci et celles-là sont en minorité, car presque tous les messieurs ont la Légion d’honneur et presque toutes les dames ont un amant.
Ma rouquine marche vite dans les rues de plus en plus vides. Les pavés luisent comme dans des romans de Simenon et des feuilles qu’on peut sans hésiter qualifier d’automne, vu la saison, les jonchent.